Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.
Tunis, 20 juillet 2022. Crédit photo : Tarek Laabidi

Pour commencer, je tiens à rappeler ceci me concernant : j’ai pour principe de ne jamais m’abstenir à une élection libre et démocratique car je considère que le droit de vote et le suffrage universel est, pour chaque tunisien(ne), un acquis et un acte de citoyenneté. Et, de ce fait, les abstentionnistes ont, en principe, toujours tort puisque l’abstention n’est pas prise en compte.

Evidemment je comprends parfaitement même si je ne l’approuve pas, compte tenu de la situation économique et sociale, que de nombreux tunisien(ne)s aient d’autres priorités et d’autres préoccupations et que voter est le dernier de leurs soucis. De même je peux comprendre ceux qui par choix politique voire par principe sont contre l’électoralisme, c’est leur droit le plus absolu. Cela participe de la liberté de chacun. Néanmoins il y a de quoi s’inquiéter quand on sait que près de 3.700.000 électeurs et électrices (soit plus de 50% du corps électoral) n’ont jamais participé à un scrutin depuis 2011. Des citoyens hors de la … citoyenneté !

Le 25 juillet prochain les Tunisien(ne)s sont appelés à se prononcer, par référendum, sur une nouvelle constitution. Et nombreux sont ceux pourtant en désaccord avec le projet de constitution et qui, néanmoins, hésitent sur la manière d’exprimer ce désaccord.

Une démarche et des méthodes contestables

Certains parmi eux vont participer au référendum mais en votant NON au projet de constitution. Leur principal argument est arithmétique considérant que seules comptent les voix qui participent au référendum. Argument tout à fait recevable que je peux comprendre. Mais je suis en désaccord avec cette position car ce qui nous est proposé ce n’est pas seulement d’approuver un projet de constitution. On nous demande en sus et de manière implicite d’approuver la démarche et la méthode qui nous ont amenés à la rédaction de cette nouvelle constitution.

Cela signifie également, toujours implicitement, que nous approuvons l’idée que le pays avait impérativement besoin d’une nouvelle constitution. Ce n’est pas mon cas !

On aurait pu, simplement et surtout sans perdre de temps, se contenter de modifier les articles qui posent problème dans la constitution de 2014 en gardant les acquis et surtout l’esprit de celle-ci, acquis et avancées qui avaient été obtenues grâce à la vigilance de la société civile en 2012 et 2013 et surtout de la mobilisation de centaines de milliers de Tunisiens et surtout de Tunisiennes contre le projet rétrograde proposé alors par Ennadha. Obtenu aussi par le prix du sang avec les assassinats de Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, Lotfi Naguedh et tous les militaires et toutes les victimes civiles du terrorisme…

Et en participant à ce référendum, même en votant NON, ne risque-t-on pas d’accréditer et de justifier toute la démarche imposée par le chef de l’Etat depuis le 25 juillet 2021 ?

Plus grave encore à mes yeux : on cherche à faire avaliser sans débats de société un texte aussi fondamental que la constitution du pays (valable théoriquement pour plusieurs générations) par le moyen d’un plébiscite sur un homme, Kais Saied.

C’est à mes yeux une démarche et une méthode anti démocratique qui constitue un précédent grave et qui risque de se reproduire à l’avenir si l’on n’y prend garde. C’est tout bonnement un marchepied pour tout candidat(e) autocrate à l’avenir. C’est cette démarche que je conteste et cette perspective qui m’inquiète et qui me pousse, aujourd’hui, à faire le choix de l’abstention. Pourtant, nombreux sont les Tunisien(ne)s qui ont l’intention de voter OUI, en se disant «Tout, sauf un retour avant le 25 juillet et à la décennie noire ».

En désapprouvant la démarche de Kais Saied, je sais aussi que je vais me retrouver minoritaire. Mais peut importe ce n’est pas la première ni la dernière fois que je serai en porte-à-faux avec la majorité électorale. Je l’ai été en 2011 lors de l’élection pour la constituante où la majorité avait choisi Ennahdha. Avais-je tort pour autant ? Je l’ai été en 2014 lors des présidentielles et surtout des législatives quand la majorité à voté pour Nida Tounès. Avais-je tort pour autant ? Je l’ai également été en 2019 quand la majorité a élu Kais Saied alors que j’avais fait le choix du vote blanc. Tort également ?

Le peuple est évidemment souverain par le suffrage universel, mais a-t-il pour autant toujours fait le « bon choix » ? Vaste et grave question n’est-ce pas ?

Car, et il ne faut pas se voiler la face, de nombreux Tunisien(ne)s iront voter OUI simplement par rejet d’Ennahdha et de l’ancienne classe politique qui a dirigé le pays avant le 25 juillet 2021. Un rejet qui peut s’expliquer et se justifier car il est évident que l’écrasante majorité des Tunisien(ne)s n’en veut plus. Et, aux yeux de ces Tunisien(ne)s, ce rejet est aujourd’hui incarné par la personne de Kais Saied. Mais, comme à chaque fois, et nombreuses expériences de par le monde en ont fait la démonstration, la confiance aveugle en un responsable, fut-il le plus honnête, n’est jamais bonne conseillère et porte en germe des dérives incalculables pour l’avenir. L’élection présidentielle permet effectivement de choisir de voter pour un(e) candidat(e) comme en 2014 et en 2019. Mais un référendum sur une constitution (un texte comprenant 142 articles qui constitue le socle de notre contrat social pour les générations futures), c’est une affaire autrement plus sérieuse.

De plus, comment expliquer à certains, surtout les partisans de Saied, que ce dont il est question ici ce n’est pas la personne du président actuel, mais de l’institution de la présidence de la république telle que proposée dans la nouvelle constitution et donc pour longtemps.

Plus encore, le référendum sur la constitution que nous propose aujourd’hui le chef de l’Etat n’est, et c’est ma crainte, qu’une simple étape dans le projet qu’il entend imposer (proposer diront certains) au pays. Il a, ne l’oublions pas, commencé par se débarrasser ou faire main-basse sur toutes les institutions (ARP, CSM, ISIE …) issues de la constitution de 2014. En s’arrogeant et en monopolisant ainsi tous les leviers du pouvoir, le chef de l’Etat est bel et bien sorti de tout cadre constitutionnel voire même simplement institutionnel. Et comme il n’y a plus d’institutions et surtout de contre-pouvoir institutionnel, le pire n’est pas à écarter. C’est une situation inextricable !

Une fracture profonde et durable ?

La société tunisienne est certes divisée, comme toutes les sociétés de par le monde. Ces divisions sont le reflet d’intérêts divergents, de classes, de genres, d’idéologies, de philosophies, de régions, de corporations … . C’est la révolution de 2011 qui a permis cela et qui nous a sortis de l’unanimisme ambiant et anesthésiant qui a prévalu durant les 60 années précédentes. Ces divisions ne sont pas un handicap si, bien sur, l’essentiel, dans un pays et dans une société, est préservé et sauvegardé, à savoir : le contrat social et la constitution respectueux de l’intérêt commun et le tout accepté par une majorité de citoyen(ne)s ; l’Etat et ses institutions au service de ce commun et garant de la protection de toutes et tous les Tunisien(ne)s sans exception ; la démocratie et l’Etat de droit comme alternative à la violence mais également comme garant de l’équilibre et du contrôle mutuel des différents pouvoirs ; le caractère civil et séculier (laïc) de l’Etat ; le respect des libertés individuelles et collectives… .

Mais même cela n’est pas suffisant car on peut avoir la plus belle des constitutions, encore faut-il la rendre effective et qu’elle se traduise dans les faits et dans la vie réelle pour les citoyen(ne)s : d’une part en modifiant et même abrogeant les lois obsolètes toujours en vigueur et les mettre en adéquation avec l’esprit et la lettre de la nouvelle constitution et, de l’autre, un pouvoir judiciaire et des juges qui les respectent et les appliquent. Sans oublier, au passage, l’indispensable respect par le pouvoir exécutif, du principe de séparation des pouvoirs et de rappeler à celui-ci qu’il est en principe un justiciable « comme les autres » et qu’il est soumis aux lois du pays.

Les constitutions ne sont certes pas des textes intouchables mais il ne faut pas les traficoter à tout bout de champs. Et toute modification doit être faîte de manière réfléchie et parcimonieuse et surtout toujours garder le principe de progrès et d’émancipation pour les citoyen(ne)s en rappelant cette règle essentielle : On ne revient pas sur des acquis ! Ou alors il faut désigner et dire les choses telles qu’elles sont : La nouvelle constitution est une constitution rétrograde et conservatrice. Un point c’est tout ! Théorie que tout cela, et la Tunisie, diront certains, a plus que souffert de ce genre de débats durant la « décennie noire ».

Bien sur, je sais évidemment, l’ayant déjà écrit, que le 25 juillet 2021 est le résultat de la situation qui prévalait avant et, en particulier, depuis les élections de 2014. Les partis et les responsables politiques qui ont dirigé le pays durant cette période (Ennahdha, Nida Tounes et toutes ses composantes, Qalb Tounes, Karama …), qui n’ont retenu de l’idée de consensus qu’un simple moyen de se partager le pouvoir et de le garder, tout ce « beau » monde porte l’entière responsabilité de la situation.

De même, je sais aussi que ces partis – et avec eux cette fois-ci le chef de l’Etat – ont tout fait pour entraver, retarder ou refuser la mise en place de la cour constitutionnelle qui aurait pu jouer le rôle de régulateur et de juge en matière de droit constitutionnel et qui nous aurait évité d’en arriver au blocage actuel. Ces partis ont, de ce fait, offert un boulevard au chef de l’Etat qui n’attendait que l’occasion pour renverser la table et commencer à mettre en route son projet.

Mais, ils ne sont pas les seuls responsables. Il y a également ceux qui, dans l’opposition, à l’image du PDL, ont passé le plus clair de leur temps et de leurs efforts à dénigrer les acquis de la révolution qu’ils ont toujours qualifiée, pour leur part, de « complot » contre Ben Ali. De plus le PDL et Abir Moussi en particuliers ont tout fait – fortement aidé en cela par les salafo-fascistes du mouvement El-Karama – pour dénigrer et ridiculiser l’ARP et l’idée même de l’action parlementaire démocratique.

C’est ce constat et ce climat général qui annonçaient et les résultats du 2ème tour et le 25 juillet 2021.

Et le référendum du 25 juillet prochain risque de révéler, en réalité, une fracture profonde entre ceux qui font confiance au chef de l’Etat et ceux qui estiment qu’il faut défendre les acquis de la révolution sur le plan politique et institutionnel. Pour les partisans de Kais Saied et pour beaucoup de ceux qui entendent voter OUI, la chose est « simple » et entendue : il faut balayer tout ce qui existait avant le 25 juillet 2021.

Nous sommes à n’en pas douter en présence d’une défiance profonde et d’une fracture entre une partie de l’opinion publique et de l’autre la classe politique mais également tous les acteurs et intervenants qui se réclament d’une manière ou d’une autre de la révolution du 14 janvier. Une fracture qui a commencé en fait à prendre forme en 2018 lors des municipales et en 2019 avec les présidentielles.

En tout cas le référendum du 25 juillet 2022 nous permettra de voir et mesurer l’ampleur de cette fracture. Pour autant, le chef de l’Etat comme le candidat Kais Saied, est-il au dessus de tout soupçon en matière de transparence et de confiance ?

Le candidat Kais Saied, chacun s’en souvient, a été élu en 2019 lors des élections anticipées suite au décès de l’ancien président Caïd Essebssi. Il a été élu avec 620.000 voix au 1er tour et plus de 2.700.000 au second tour. Il fut soutenu alors par tous les candidats ultraconservateurs (dont ceux d’Ennahdha, Hechmi Hamdi, Moncef Marzouki, Lotfi Mraïhi, Seifeddine Makhlouf, Safi Said, et même Mohamed Abbou …) qui ont appelé à voter pour lui au 2ème tour.

Qui plus est, pour ceux qui n’ont pas la mémoire courte (et pour les autres également), il est bon de rappeler le spectacle ahurissant de la campagne du 1er tour où il y avait, outre le candidat Saied, 25 autres candidat(e)s (26 retenus par l’ISIE sur un total de … 90 prétendants (sic)) et que même parmi ceux dits « modernistes », « séculiers » ou « progressistes » il y avait une telle flopée de candidatures faisant, de ce fait, la démonstration de leur irresponsabilité et qu’au final, ils ont été leurs propres fossoyeurs dans ces élections.

Après la polarisation sur les questions identitaires au temps ou Ennahdha et ses différents alliés étaient au pouvoir, le pays se trouve aujourd’hui confronté à une nouvelle polarisation aux antipodes des préoccupations de l’écrasante majorité des Tunisien(ne)s. Ainsi, soit on est avec Kais Saied et son projet soit on est pour un retour d’Ennahdha et donc de la « décennie noire »!

Telle est la polarisation que l’on cherche à nous imposer.

Désolé, en Tunisie, il existe d’autres courants politiques, sociaux et de pensées qui refusent d’abdiquer et de devoir choisir entre le projet islamiste d’Ennahdha d’une part et le projet salafo-populiste et rétrograde de Kaies Saied de l’autre. Ces 2 pôles font tout et ont d’ailleurs tout intérêt à entretenir cette dichotomie qui fait le jeu de l’un comme de l’autre camp.

2011 / 2021 : Une « décennie noire » ?

« Décennie noire ». En utilisant ce qualificatif Kaies Saied et ses partisans sont logiques et conséquents avec leur projet et leur démarche. Ils entendent accréditer l’idée d’un « 17 décembre révolutionnaire » VS un « 14 janvier contre-révolutionnaire » et que tout ce qui a été fait durant cette décennie est à bannir à jamais. Pour certains d’entres eux, c’est même tout ce qui a été réalisé depuis 1956 qui est à mettre aux oubliettes et le projet de constitution en donne déjà un avant goût en matière de réécriture de l’histoire.

Désolé, à nouveau, mais … il y a eu une révolution, n’en déplaise à certains, et, qui plus est, la Tunisie avait réussi à traverser ce moment historique et mémorable, mais oh combien sensible, qui a commencé le 17 décembre 2010 et s’est achevé le 14 janvier 2011, sans trop de dégâts.

Un moment mémorable qui trouve également ses racines et sa profondeur historiques tant dans les mobilisations du bassin minier en 2009, celles de la grève générale de janvier 1978, de la révolte du pain en 1980 ou encore dans les luttes pour les libertés et contre la répression pour lesquels de nombreuses générations se sont battues dans les années 60 et 70.

Et la révolution était en train de suivre son cours en nous épargnant heureusement, toutes les violences qui ont conduit à la catastrophe d’autres pays arabes (Libye, Syrie, Yémen, Egypte …). Le processus révolutionnaire a débuté le 17 décembre 2010 à Sidi Bouzid et s’est terminé le 14 janvier 2011 par la fuite de Ben Ali. Au cours de ce processus, nous avons vu non seulement un mouvement qui s’est étendu dans toutes les régions du pays mais qui a également entraîné l’adhésion d’un très large éventail des classes et catégories sociales. C’est cette extension territoriale d’une part et sociale de l’autre qui donne un caractère global et systémique à la révolution tunisienne.

Et les premières années de la phase dite de transition vers la démocratie, semblaient confirmer cette démarche même si les batailles politiques qui s’y sont déroulées étaient loin d’être un long fleuve tranquille ou des ballades pacifiques et sans dangers. Les islamistes ont tout fait pour imposer leur vision en particulier sur les questions identitaires. Et c’est la vigilance et la mobilisation en 2012 et 2013 de la société civile et du camp démocrate et progressiste (le sit-in Errahil) qui a permis de sauver le pays, ne serait ce que provisoirement, contre la tentation hégémonique islamiste. Chacun se souvient du rôle joué par la société civile – que les partisans zélés de K. Saïd aujourd’hui vilipendent et tentent de dénigrer – et notamment les grandes manifestations des femmes en août 2013. Nous avons aussi été confrontés aux assassinats politiques (Chokri Belaïd, Mohamed Brahmi, Lotfi Nagdh …) qui auraient pu remettre en cause le fragile équilibre qui prévalait alors. Ou encore quand Ennahdha et les fascistes des ligues prétendument de protection de la révolution se sont attaqués à l’UGTT … Là également, la mobilisation de la société civile a fait la démonstration de sa vitalité et de son refus de la violence politique et surtout son refus que l’on s’attaque ainsi à l’un des plus importants symboles de l’histoire du pays qu’est le mouvement ouvrier et syndical tunisien plus que centenaire.

Il faut dire aussi que le déroulement des élections en 2011, 2014 et 2018 et 2019 nous a confortés dans cette conviction.

C’est en cela que nous pouvons légitimement et fièrement revendiquer que tous ces combats et ces mobilisations populaires et surtout de la société civile durant cette décennie sont à inscrire au patrimoine révolutionnaire et démocratique tunisien, pour lequel nous n’avons ni à rougir et encore moins à en noircir le sens ou la portée.
Ce furent, à de nombreuses occasions au cours de cette décennie, des moments où les notions de justice, de liberté, d’égalité, de dignité … trouvèrent, tout autant dans la population que parmi les élites, toute leur profondeur éthique et universelle. Au cours de cette décennie noire sous le règne d’Ennahdha et ces divers co-gestionnaires, ces mobilisations étaient porteuses d’espoirs, de valeurs et de résistance de la société civile contre toutes les tentations autoritaires qu’elles soient idéologiques ou étatiques.

Nous étions, sans doute aussi par naïveté, persuadés que le pays était sur la bonne voie du point de vue politique et institutionnel et que l’Etat de droit allait s’imposer par la « force des choses ». Une vision quelque peu déterministe diront certains. C’est vrai ! C’était en tout cas notre espérance et rien ni personne n’est en droit de nous le reprocher!

Bien sur nous savions que la grande faiblesse du processus était surtout l’absence totale de vision, de projet et de propositions concrètes concernant la question sociale, la question de l’égalité de tous devant la loi et bien sur la lutte contre la corruption endémique et les privilèges du système rentier qui gangrène le pays depuis des décennies et qui s’est aggravé après 2011. Car les Tunisien(ne)s, après l’euphorie largement partagée des premiers mois de la révolution, étaient en droit d’attendre, pour eux et leurs proches, une traduction concrète sur le plan économique et social des promesses de cette révolution politique.

Une remarque néanmoins pour relativiser tout qui précède et revenir à la réalité : 50% des tunisien(ne)s en âge de voter ont été malheureusement absents de ce processus et notamment des étapes électorales en 2011, 2014, 2018 et 2019 … Et tout laisse penser qu’il en sera de même en 2022. Si tel est le cas alors il faudra relativiser du même coup et tout autant le slogan « Echaab Yourid » chers aux partisans de Kais Saied.

Le 25 juillet et après ?

En attendant, la transition vers la démocratie on y a cru en tout cas jusque ce fameux 25 juillet 2021. Car le 25 juillet ce furent des liesses populaires dans tout le pays qui approuvèrent les décisions du président de la république de geler l’ARP et de limoger le chef de gouvernement. Il y a eu certes les liesses populaires mais également les chars d’assaut à l’entrée du parlement. Et cela constitue une tâche noire dans le contexte de l’après 25 juillet.

Et pendant ce temps, avant comme après le 25 juillet 2021, le pays réel n’en finissait pas de s’enfoncer dans une l’une des crises les plus graves depuis l’indépendance, une crise multidimensionnelle (économique, sociale, financière, politique, institutionnelle, sanitaire, de confiance …). Une crise à laquelle ni les dirigeants d’avant le 25 juillet ni ceux d’aujourd’hui n’ont commencé à apporter le moindre début de solution.

Kaies Saied, en tant que président de la république aurait pu avoir un peu plus de hauteur et se présenter comme le président de TOUS les Tunisien(ne)s. Opter pour un réel dialogue inclusif MAIS sans esquiver les responsabilités des uns et des autres et cela relevant évidemment de la justice. Car il y a des contentieux qui doivent impérativement trouver des réponses y compris sur le plan judiciaire.

Il a choisi, au contraire, de polémiquer et de désigner à la vindicte populaire ses opposant(e)s voire même tout simplement ceux qui n’acceptaient pas d’entrer dans son jeu et qui ont osé, parfois, lui rappeler que les institutions sont au dessus des personnes qui les occupent.

Les décisions prises par simples décrets présidentiels, suite au 25 juillet et surtout au 22 septembre n’ont fait qu’aggraver encore plus la situation et confirmer que le chef de l’Etat est davantage le chef d’un clan qu’un président de la république soucieux et garant de la cohésion nationale. Il profita opportunément de cette crise pour enclencher son projet de déconstruction et de démantèlement de tout ce qui a été fait depuis le 14 janvier 2011 voire même depuis l’indépendance. Il commence par opposer, artificiellement, la révolution du 17 décembre à ce qu’il nomme comme « la contre-révolution » du 14 janvier. Il n’arrête pas de fustiger tous ceux qui parlent de « dialogue » pour résoudre la crise, il s’arroge petit à petit les pleins pouvoirs, il fait main basse sur le pouvoir judiciaire en décidant, entre autre chose, la dissolution du CSM,…

Son projet consiste en fait à se débarrasser de tous les corps intermédiaires (partis, associations, syndicats, médias, ….) mais aussi de toutes les instances indépendantes qui garantissent la séparation des pouvoirs, pour imposer au pays sa vision de « démocratie de base » sans aucune concertation ni débat public et le tout dans une absence totale de transparence. Or il n’y a pas de démocratie sans débat public préalable !

Vers une « démocratie illibérale » ?

Un manque de transparence donc et un manque de confiance avéré. Y compris à l’égard de nombre de ses admirateurs et soutiens. Il suffit de voir comment il a roulé dans la farine les participants de la commission chargée de rédiger la constitution pour une nouvelle république. Cela donne raison, a postériori, à tous ceux et celles, constitutionnalistes renommés qui avaient poliment décliné l’invitation à participer à cette mascarade.

En somme, le projet de constitution qui nous est proposé parait une régression par rapport à la constitution de 2014. Alors que les partisans de Saied semblent de plus en plus sur un positionnement anti démocratique assumé et décomplexé. Et, à l’évidence, Kais Saied peut, dès lors, s’appuyer sur une frange non négligeable de l’opinion, profondément conservatrice et patriarcale, et même une partie de l’élite – y compris ceux qui étaient il n’y a pas si longtemps apparentés « progressistes » – qui est disposée à faire des concessions majeures sur les libertés, l’Etat de droit et les questions sociétales tout en appelant de leur vœux le retour d’un pouvoir et surtout d’un chef autoritaire. L’essentiel pour eux c’est d’en finir avec les islamistes d’Ennahdha et peu importe si une lecture recyclée du salafisme et de la charia leur est resservie dans la nouvelle constitution de Saied.

C’est probablement là le signe le plus évident de la défaite de la culture démocratique, voire de la régression de la culture tout simplement.

La démarche et la méthode utilisée par Kais Saied s’apparente curieusement et par bien des aspects aux méthodes qui ont fait leurs preuves dans les pays à régimes autoritaires appelés «démocratie Illibérale » (la Hongrie de V. Orban, le Brésil de J. Bolsonaro, la Pologne de J. Kaczynski …). Méthodes partagées également dans les plus anciennes démocraties occidentales (les Etats-Unis de D. Trump, la Grande Bretagne du Brexit, la France avec les Le Pen et Zemmour, l’Italie avec M. Salvini, le mouvement VOX en Espagne …) où les courants ultra libéraux, identitaires et d’extrême-droite, qui ont le vent en poupe et donnent l’impression d’avoir, face aux courants progressistes, gagné la bataille des idées ces dernières décennies. Et tous ces courants politiques et idéologiques partagent de nombreux points communs : populisme, souverainisme, adeptes des théories du complot, haine des élites, des médias, des minorités, conservatisme sociétal et défenseurs de l’ordre et des traditions …

La Tunisie serait-elle à son tour touchée par ce phénomène ? La Tunisie premier pays arabe à inaugurer un régime illibéral après avoir inauguré l’ère des révolutions démocratiques ? Kais Saied comme ses partisans les plus zélés ou les youtubeurs les plus actifs sur les réseaux sociaux n’ont, en vérité, rien à envier aux discours et aux thématiques préférées de leurs compères en occident : populisme, conservatisme, xénophobie, complotisme …

Après un an de directives et de décrets, c’est le pays qui s’en trouve épuisé. Les acteurs politiques, la société civile, les élites (au sens large du terme à savoir tous les acteurs et actrices qui interviennent aussi bien dans le champ de la réflexion théorique mais aussi de l’engagement citoyen) qui tout en continuant à jouer leur rôle d’alerte ne savent plus à quels « saints » se vouer ni, surtout, qu’elle est la meilleure porte de sortie de cette crise politique et institutionnelle inédite. L’enjeu principal étant surtout de nous épargner la violence généralisée. Car celle-ci – et les nombreux exemples dans le monde arabe l’on montré – est tueuse d’espérances, de progrès et d’émancipation. Et tueuse d’Etat-nations même.

La Tunisie est malade de ses fractures. Alors que plus de 50% de ses citoyen(ne)s et électeurs ne se sont jamais sentis concernés par cet acquis que sont les élections, le pays est-il en train de se fabriquer une nouvelle fracture, encore plus problématique, entre une partie de la population au nom du slogan populiste « Echaab Yourid » largement instrumentalisé par les partisans de Saied d’une part et tous ceux et celles, que l’on désigne du qualificatif « élite », qui ont eu le « tort » d’avoir participé, à un titre ou un autre, aux débats démocratiques et publics depuis 2011 et qui continuent de croire que, comme le 17 décembre, le 14 janvier 2011 est un moment décisif de la révolution tunisienne.

Quels que soient les résultats du référendum : OUI ou NON et quel que soit le taux d’abstention, la crise institutionnelle ainsi que les fractures risquent de perdurer si rien n’est fait sur le plan socio-économique et si l’on ne sort pas de ce manichéisme qui envenime le climat politique.