Ces dernières années sur les côtes tunisiennes, à Sousse, au Cap Bon, à Bizerte, et sur d’autres plage encore, si vous restez immobiles quelques minutes dans une mer calme, il y a de fortes chances que vous ressentiez des mordillements plutôt douloureux dans les pieds et les jambes : ce sont des petits poissons qui viennent se nourrir de la peau humaine et à propos desquels les témoignages, parfois amusés, parfois sidérés, sont de plus en plus nombreux.
Mais au-delà du confort du baigneur, ce phénomène fait partie d’un bouleversement écologique majeur, dont l’un des symptômes est l’apparition en mer Méditerranée d’espèces de plus en plus agressives pour l’homme, mais surtout pour l’écosystème.

Le sar n’attaquait pas les baigneurs avec autant de hargne. ©Diego Delso

Parmi les poissons qui mordent les baigneurs, il y a le sar, nous dit Sami Mheni, ingénieur en chef en sciences de la mer et président fondateur de Houtiyat, une association d’étude et de recherche sur les poissons. Pour lui, il s’agit d’un poisson méditerranéen qui, dans le passé, n’attaquait pas les gens en si grand nombre et avec autant de hargne.

Ce comportement nouveau chez cette espèce normalement friande de crustacés et de mollusques s’expliquerait par plusieurs facteurs : la hausse de la température de l’eau due au réchauffement climatique, la surexploitation des ressources maritimes, le bouleversement de l’écosystème marin, les transports commerciaux, la navigation touristique et les forages offshores entre la Tunisie et l’Italie. Autant de raisons au détraquement de ces bancs de poissons :

Des scientifiques avancent que le sar, menacé dans son habitat naturel, exprime son stress par le développement d’un comportement agressif. Toute perturbation de l’environnement où vit un poisson peut provoquer des réactions dans son comportement. Il peut même changer physiquement. Et quand l’environnement sur les côtes tunisiennes devient chaud, sale, appauvri et bruyant, c’est normal que certaines espèces réagissent mal.

Alors l’agressivité des poissons va-t-elle empirer proportionnellement à la dégradation environnementale ? Ce qui est sûr c’est que les indicateurs scientifiques ne sont pas très optimistes.

Tropicalisation de l’eau

Le phénomène ne se limite pas à la Tunisie. Dans les 2.5 millions de mètres carrés du bassin méditerranéen, les menaces risquent d’augmenter avec l’intrusion de nouvelles espèces, lesquelles se reproduisent tout en bouleversant les équilibres. En juin 2021, un rapport alarmant de WWF, une organisation de protection de l’environnement, assurait que « la Méditerranée est la mer la plus envahie du monde. Au cours des dernières décennies, il y a eu une explosion du nombre d’espèces exotiques s’établissant dans le bassin, avec des conséquences catastrophiques pour la biodiversité locale ».

Et pour cause : « Avec des températures qui augmentent de 20 % plus vite que la moyenne mondiale et une élévation du niveau de la mer qui devrait dépasser un mètre d’ici 2100, la Méditerranée est en train de devenir la mer qui se réchauffe le plus vite dans la planète », nous dit le rapport.

Ce réchauffement au-delà de toutes les prévisions, combiné à la surpêche, à la pollution, au développement côtier et au transport maritime, implique la tropicalisation progressive de la mer, et donc un changement de la faune marine. Les espèces qui arrivent de l’océan indien, des caraïbes et de la mer rouge à travers le canal de Suez ou dans les ballasts des grands navires, prennent un certain temps pour s’acclimater. Le nombre des espèces nouvelles s’élèverait aujourd’hui à un millier, dans une mer où la température a augmenté de 1.5% par rapport à la normale. Certaines disparaissent, d’autres réussissent à se reproduire de façon spectaculaire. C’est ce dernier cas qui devient le plus fréquent.

Quelques espèces invasives

Parmi ces espèces, il y a le poisson-lion, armé d’épines venimeuses et originaire de l’océan Indien. La première apparition observée par des scientifiques en méditerranée de ce poisson date du début des années 1990. Aujourd’hui, dans des pays comme la Turquie, il fait partie des espèces dominantes et menace dangereusement l’écosystème.

Le poisson-lion est vorace et venimeux © D Thory

« En plus d’être venimeux pour l’homme, c’est un poisson vorace qui rase tout sur son passage et ne laisse pas les autres espèces se nourrir », affirme Sami Mhenni qui confirme la présence de ce poisson en Tunisie, mais dans des proportions moindres que dans des pays de l’est du bassin méditerranéen, où l’eau est plus chaude. Pour le moment.

Autre poisson dangereux : le poisson-lapin, venu de la mer rouge, particulièrement dévastateur et toxique. En 2019, il a été retrouvé sur les étalages d’un marché de la région de Sfax, alors que sa consommation pouvait provoquer des inflammations mortelles chez l’être humain. Et comme le sar, ce poisson est agressif envers les baigneurs. Selon Sami Mhenni, en Libye où il colonise à présent les eaux, un témoignage vidéo montre qu’il s’est mis à mordre des baigneurs dans une plage.

Mais là aussi, le plus important est que l’écosystème marin en pâtit. Des forêts d’algues, qui constituaient les habitats naturels de plusieurs espèces, ont été entièrement rasées par le poisson-lapin. Une catastrophe écologique dont les conséquences sont déjà palpables : raréfaction affolante des poissons dans certaines régions et perte de repère de celles-ci.

Originaire des océans Indien et Atlantique, la galère portugaise a fait son apparitions sur les côtes du Cap Bon en 2021. © Jannaraabe

Last but not least, la méduse. Cet animal arrive à se reproduire efficacement dans une mer à température chaude :

« En haute mer, nous dit la WWF, les températures chaudes rendent la Méditerranée plus accueillante pour les méduses envahissantes des eaux tropicales. Dans le golfe de Gabès, des pécheurs affirment avoir souvent dans leurs filets plus de méduses que de poissons »

Dernier visiteur en date : la galère portugaise ou physalia physalis. Originaire des océans Indien et Atlantique, cet organisme venimeux a fait des apparitions inquiétantes sur les côtes de la péninsule du Cap Bon en 2021.

Que faire ?

Pour Sami Mhenni, l’Etat tunisien n’est pas inactif face à ces bouleversements majeurs :

Le ministère de l’Agriculture, des ressources hydrauliques et de la pêche a travaillé sur beaucoup de ces cas. Il a distribué des affiches pour avertir les pécheurs sur les espèces dangereuses. Il les a contactés pour les sensibiliser. Il a averti les consommateurs quand le poisson-lapin a été retrouvé dans un marché à Sfax. Il a fait des études scientifiques. Mais le suivi sur terrain manque.

De fait, le travail de l’Etat ne suffit plus dans une configuration aussi globale et complexe que le réchauffement climatique. La question qui se pose à ce stade est, en effet, de savoir si un maximum de citoyens et de citoyennes prendra conscience rapidement du danger, afin de participer activement à changer les choses à grande échelle :

La communication de l’Etat avec les citoyens, notamment sur les réseaux sociaux, est très importante. Elle devrait être plus intense. Et puis il faut savoir vulgariser les données. Les scientifiques tunisiens devraient sortir de leur tour d’ivoire pour sensibiliser les gens sur les défis majeurs qui les attendent. Sami Mhenni

Une manière de dire que les baigneurs devraient considérer l’agressivité des poissons comme le sar, le poisson-lion ou bien le poisson-lapin, moins comme un simple désagrément pour leur baignade que comme l’un des signes du désastre écologique en cours dans la grande bleue.