Dans la trentaine de points de vente bio qui existent sur le territoire tunisien, il y a deux types de produits : les produits transformés (savons, maquillage, crèmes, huiles…) et les produits agricoles (fruits et légumes, céréales…). Mais ce sont les premiers que vous trouverez plus abondamment sur les rayons, certains commerces les vendant même exclusivement.
Manque de diversité
Sarra S’hili, co-gérante d’Elixir, une ferme bio de 80 hectares située à Oudhna, dans la région de Ben Arous, est l’une des rares à fournir ces deux types de produit, avec environ 1 tonne par an dont une bonne quantité de fruits et légumes. Et elle n’hésite pas à déplorer le manque d’effort de l’Etat sur le marché intérieur :
Il y a peu d’accompagnement des producteurs pour la distribution de leurs produits. Il y a un manque de sensibilisation du citoyen sur les bienfaits sanitaires et environnementaux du bio. Et puis je ne comprends pas pourquoi le ministère de l’Agriculture est complètement focalisé sur l’olivier et la datte, ignorant d’autres secteurs sur lesquels il y a beaucoup de demande. La culture maraîchère, par exemple, ne les intéresse pas. Ça ne les intéresse pas de diversifier la production.
Le manque de diversité constitue un problème majeur dans le bio tunisien. Samia Maamer, qui supervise la Direction générale de l’agriculture bio (DGAB), mettant les jalons de cette production depuis 2010 au sein du ministère de l’Agriculture, s’explique :
Le nombre d’opérateurs (producteurs, transformateurs et exportateurs) a atteint 7218. Cependant les superficies ont été dominées par l’oléiculture, c’est-à-dire la culture de l’olivier et l’industrie de l’huile d’olive, qui représentait 70% du total. Et aussi par les dattes. Ce sont des cultures facilement convertibles vers le bio et présentant une demande importante sur le marché international. Cela constituait une possibilité de positionnement important pour la Tunisie. Tandis que les superficies en cultures maraîchères restent limitées, à cause d’une demande locale limitée et l’absence de circuits de distribution organisés.
En contrepartie, son service « a pu arracher des marchés de niche à l’export, pour des légumes bio, essentiellement en cultures géothermales ».
Un marché tourné vers l’étranger
Il faut dire que l’exportation du bio se porte bien, contrairement au marché local. Et pour cause : le bio, tel qu’il a été pensé par la stratégie tunisienne, était dès l’origine tourné vers l’étranger.
A la fin des années 1990, la Tunisie prenait le train en marche, dans un contexte où l’industrie agroalimentaire mondiale se trouvait décrédibilisée par des scandales alimentaires récurrents. L’usage des produits chimiques de synthèse et des organismes génétiquement modifiés (OGM) était partout décrié pour ses graves méfaits sur la santé. On tentait de rompre avec l’agriculture « conventionnelle », chimique, entamée massivement au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, pour revenir à une base plus saine, biologique, d’où l’abréviation « bio ». En 1999, l’Etat créait la loi nº30 relative à l’agriculture biologique, et se mettait à exporter l’huile d’olive et la datte, majoritairement vers les pays européens. D’emblée, la politique générale s’emploie plus à faire entrer de la devise dans les caisses de l’Etat grâce à des produits millénaires, qu’à inciter à adopter de nouveaux comportements écologiques, même si ce dernier souci existe sur papier dans la loi sur le bio.
Sa superficie passe de seulement 300 hectares en 1996 à plus de 335 mille hectares en 2020, devenant la première en Afrique et la 29e mondiale. La même année, la DGAB se félicitait que les quantités exportées s’élevaient à 85 milles tonnes, pour une valeur de 710 millions de dinars. Pendant ce temps, aucun chiffre n’a été communiqué sur les ventes d’un marché local encore dérisoire.
Le problème de la certification
Les coûts de production sont élevés, si bien que les producteurs qui veulent miser sur le marché local n’arrivent pas à s’en sortir. Car il y a la main d’œuvre importante exigée par ce genre de culture intensive. A quoi s’ajoute la certification « label bio », cette marque garantissant que le produit est conforme au cahier des charges établi par l’Etat. Le label, octroyé par des laboratoires privés, doit être renouvelé annuellement.
Les dépenses impliquées par ce processus sont expliquées par Bochra Gheriani, ancienne responsable marketing d’une marque de cosmétique bio :
Il faut savoir qu’il y a deux genres de certifications : une sur les produits agricoles et une autre sur les produits transformés. Ce qui veut dire qu’un producteur doit payer deux genres de certifications par an, si ses activités sont diversifiées. Et c’est un vrai problème économique.
Le coût de la certification, s’il ne gène pas la plupart de celles et ceux qui exportent en grande quantité, peut nuire aux exploitations qui se consacrent au marché local. Un coût d’autant plus lourd pour ces derniers que l’Etat a mis fin à son soutien financier, comme le précise Yosra Chaibi, secrétaire générale d’Unobio, le syndicat du bio basé à Sidi Rezig, regroupant 70 adhérents :
Jusqu’en 2017, l’Etat payait aux producteurs une subvention de 70% sur la certification. Cette subvention a été arrêtée. Et cela a pénalisé davantage les petits producteurs, d’où leurs difficultés à se positionner sur le marché local.
Samia Maamer promet un retour imminent à cette subvention, « qui avait été discrètement supprimée par le code d’investissement de 2017 ».
Des produits trop chers
Lancée en 2015, la ferme Elixir n’expose pas ses produits à Ben Arous mais à Mutuelleville, un quartier de Tunis où les consommateurs ont les moyens de s’offrir le kilo avec une différence de 20 à 100% par rapport au marché conventionnel. Sarra S’hili concède que le bio n’est pas encore à la portée de tous. Et il est vrai que le facteur sociologique reste important. Beaucoup plus important que dans les pays occidentaux, au vu des quelques quartiers tunisiens huppés où ce commerce est apparu.
D’abord c’est un marché de niche, Ensuite c’est un commerce urbain, basé dans des quartiers riches. Et puis parmi les clients réguliers, il n’y a pas beaucoup de Tunisiens. Les réguliers sont en général des expatriés européens.
remarque Bochra Gheriani.
De ce fait, les prix élevés contribuent à gentrifier les produits et à rebuter le consommateur moyen. Mais Yosra Chaibi pose la question d’une autre manière:
Est-ce que le produit conventionnel est vendu à sa juste valeur ? Est-ce que vendre le kilo de tomates à 1 dinar seulement, par exemple, couvre les frais de l’agriculteur ? Je n’en suis pas sûr. Il faut aussi penser à l’aspect social des agriculteurs, qu’ils soient bio ou conventionnels. Ils sont très peu rémunérés par rapport au travail qu’ils accomplissent.
Vu sous cet angle, le bio devient un révélateur de la condition sociale de l’agriculteur : mal considéré et mal rémunéré, son travail semble manquer de valeur symbolique aux yeux de la majorité de la population.
Les solutions existent !
Samia Maamer, tout en concédant que les stratégies nationales n’ont pas eu l’impact escompté, fait valoir plusieurs nouveaux projets à venir : lancer des campagnes de sensibilisation, introduire ces produits dans les cantines des hôpitaux et des cliniques à destination des patients atteints de cancer… Et puis un évènement important pour 2024 : le Congrès mondial de l’agriculture biologique, où plus de 3000 opérateurs des 5 continents viendront réfléchir sur cette question, entre autres.
Cela dit, à l’heure actuelle « tout le monde doit mettre la main à la pâte » pour faire décoller la consommation locale, déclare la responsable du DGAB, qui défend ce produit dans les couloirs du ministère de l’Agriculture depuis le mitan des années 1990 :
En gros, pour un consommateur, il faut que tous les ingrédients d’un déjeuner soient disponibles en vente. Or pour le moment, ce n’est pas le cas, puisque les produits frais sont encore presque inexistants. Il y a un manque d’organisation. Les points de vente ne font pas de contrats de culture avec les producteurs. Ils achètent au jour le jour des quantités minuscules, ce qui fragilise les agriculteurs. Le circuit de distribution est faible. Les consommateurs ne se manifestent pas beaucoup pour faire valoir leurs besoins. C’est pour cela que l’exportation vers des pays où ce circuit est déjà solide reste pour le moment plus importante.
La société civile, de son côté, propose des solutions. La logistique en est une, selon Unobio, pour rendre ces produits accessibles dans la grande distribution (Supermarchés et hypermarchés) : les produits bios restent dispersés, alors que les produits conventionnels sont rassemblés dans un marché de gros. Or les grandes surfaces ne veulent pas avoir à faire à une multitude de vis-à-vis. La solution serait donc, selon le syndicat, de construire une plateforme de centralisation pour le bio.
Pour trouver la parade à la tradition coûteuse de la certification, l’Association tunisienne de permaculture a élaboré un label alternatif, basé sur « un système participatif de garantie » :
La certification, c’est un peu comme le test PCR. T’es obligé de le faire pour entrer dans le circuit. Mais à la fin, ce sont les labo qui gagnent beaucoup d’argent ! Alors on a élaboré un système de confiance entre le producteur et le consommateur qui entrera en vigueur dans 14 mois. Ce ne sera pas un organisme privé qui assurera le contrôle, comme cela se fait maintenant. Le contrôle se fera en collaboration entre le consommateur et le producteur. C’est un label qui sera beaucoup moins cher.
explique Rim Mathlouthi, journaliste et membre de cette association.
Ce label, même s’il ne sera pas reconnu pour l’exportation, pourrait contribuer à diminuer le coût de la production, et de ce fait, baisser un tant soit peu les prix sur le marché.
La prise en considération équitable et sérieuse du marché local du bio est encore faible, non seulement de la part de l’Etat mais aussi des producteurs, des vendeurs et des consommateurs. Or cela semble une aubaine, dans un contexte où les crises alimentaires, les problèmes sanitaires et les pénuries deviennent de plus en plus fréquentes dans le marché conventionnel.
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