Manifestation des ouvrières agricoles. Tunis, 3 octobre 2022. Crédit : FTDES

Souvenez-vous de ces ouvrières agricoles, sur l’avenue Habib Bourguiba, devant le théâtre municipal de Tunis, venues le 3 octobre par centaines de Sidi Bouzid, Kairouan et Sfax, pour exhorter le gouvernement à reconnaître leurs droits. Parmi elles, il y avait Hana, militante au sein du premier syndicat d’ouvrières agricoles, créé en mars 2021 à Jbeniana. C’est en déposant son fils à l’école, qu’elle est interpellée par un groupe de femmes qui s’apprêtait à rejoindre une réunion dont l’objectif était de défendre le droit des ouvrières agricoles. « Sans me poser une seule question, je me suis précipitée à cette rencontre et c’est à cette occasion que j’ai appris qu’il y avait un projet de création de syndicat », se souvient-elle.

 

 

Très vite, Hana s’engage et découvre le militantisme. « J’assistais à toutes les réunions, j’ai organisé plusieurs rassemblements, j’ai rencontré des centaines et des centaines de femmes pour leur parler de leurs droits… Plus rien ne pouvait m’arrêter, pas même les remarques de mon mari qui commençait à voir d’un mauvais œil mes absences ». Elle prend alors conscience de l’injustice dont sont victimes les ouvrières agricoles et des droits qu’elles ignorent. Elle découvre des situations qui vont au-delà de l’imaginable, elle qui pensait connaître une misère sans espoir. « Mon engagement a commencé au moment où j’ai réalisé que notre mobilisation collective était notre seule chance d’offrir un avenir meilleur à nos enfants ».

Devenir une force sociale

C’est à cette occasion qu’elle rencontre Mounira Ben Salah, présidente du bureau local de l’Union des Femmes Tunisiennes à Jbeniana et initiatrice du syndicat des ouvrières agricoles. « Sans elle, rien n’aurait été possible », souligne Hana. « Elle a organisé des formations pour que nous soyons sensibilisées à nos droits, nous a aidées à nous structurer, a remué ciel et terre pour que nos voix soient entendues à Tunis… », poursuit-elle. C’est également Mounira Ben Salah qui a su trouver les mots pour convaincre de nombreuses ouvrières agricoles à les rejoindre. C’est encore grâce à elle que le syndicat a vu le jour.

Manifestation des ouvrières agricoles. Tunis, 3 octobre 2022. Crédit : FTDES

« L’idée d’un syndicat m’est venue en travaillant sur la question des ouvrières agricoles… Je ne voyais pas d’autres solutions pour que cesse les violences qu’elles subissent au quotidien », précise Mounira Ben Salah. « J’ai alors contacté les instances supérieures [de l’Union Générale Tunisienne du Travail], j’ai réussi je ne sais par quel miracle à avoir le numéro de Boughdiri [secrétaire général adjoint de l’UGTT], qui a encouragé l’initiative ». Mais évidemment, cela ne suffisait pas : c’est un parcours long et ardu qui attendait Mounira. « Il a fallu toquer à de nombreuses portes, répondre aux exigences de l’administration, trouver les documents demandés, monter régulièrement à Tunis, et tout ça dans un contexte de pandémie », énumère-t-elle.

Manifestation des ouvrières agricoles. Tunis, 3 octobre 2022. Crédit : FTDES

Mais comme la persévérance finit souvent par payer, la création du premier syndicat des ouvrières agricoles est officialisée le 20 mars 2021. Impulsées par cette nouvelle, elles multiplient les actions : rassemblement de plus de 400 femmes devant la délégation de Jbeniana, sensibilisation sur le terrain auprès des ouvrières agricoles dans la région, sollicitation des autorités locales et nationales ou encore – et surtout – organisation d’une manifestation à Tunis. La plupart découvrait la capitale pour la première fois. « C’était surréaliste ! Toutes réunies dans des bus en direction de Tunis pour réclamer nos droits, je n’aurais jamais cru cela possible », se remémore Hana, encore émue par cette escapade improbable.

Revendications sans écho

Leurs revendications ? Un salaire décent qui ne dépend pas du bon vouloir de l’intermédiaire et qui soit équivalent à celui perçu par les hommes, un transport sécurisé, une reconnaissance de cette profession, une couverture sociale et une retraite digne. Malgré la multiplication des tragédies humaines – accidents de travail (chute, morsures de serpents, piqures de scorpions) et accidents de la route – et de nombreuses promesses, les conditions de travail des ouvrières agricoles demeurent inchangées. Entre 2015 et 2022, le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES) a recensé 54 accidents qui ont coûté la vie à plus de 50 ouvrières et en ont blessé 710.

Manifestation des ouvrières agricoles. Tunis, 3 octobre 2022. Crédit : FTDES

Un chiffre qui pourrait être bien plus élevé selon Hayat Attar, chargée du dossier des ouvrières agricoles au sein du FTDES : « nous avons découvert par la suite que de nombreux accidents n’ont pas été comptabilisés, comme ceux d’Ouled Jaballah où les femmes doivent se déplacer en charrette sur des pistes dégradées pour rejoindre les champs ».  Elle regrette qu’il y ait un tel désintérêt des gouvernements successifs et qu’aucune solution durable n’ait été envisagée. « Cette profession a toujours été marginalisée par les autorités. Ces femmes sont exploitées par leurs employeurs avec la complicité de l’Etat », fulmine-t-elle.

 

 

Ni les promesses de Kais Saied, ni la promulgation de nouveaux décrets, ni même la création d’un syndicat n’ont amélioré quoi que ce soit. « Nous avons besoin de réformes radicales car la situation des ouvrières agricoles n’est que le résultat d’une politique agricole désastreuse », affirme Hayat Attar pour qui « les différentes initiatives gouvernementales ne sont que de la poudre aux yeux ». Comme l’est le syndicat des ouvrières agricoles ? « J’ai l’impression que c’est un coup de publicité, une initiative purement formelle pour calmer les esprits. Même l’UGTT ne s’est pas réellement investie et ne semble pas y accorder beaucoup d’importance ».

Indifférence et désillusion

Craintes partagées par Mounira Ben Salah qui constate, amère, l’indifférence généralisée. Elle redoute l’essoufflement des ouvrières agricoles qui, deux ans après la création du syndicat, continuent de se lever à l’aube, de monter dans des camions surchargés – souvent, accompagnées de leurs enfants – et d’entamer une journée de travail dans des conditions très difficiles, sans contrat ni sécurité sociale. Le tout pour une poignée de dinars et un seul jour de repos par semaine, à peine de quoi recouvrer ses forces.

 

 

« Sans oublier que ces femmes travaillent sans équipements de sécurité et respirent à longueur de journées des produits toxiques qui menacent leur santé », rappelle la coordinatrice des ouvrières agricoles de Jbeniana. Des conditions d’autant plus insupportables qu’elles représentent près de 80% de la main d’œuvre du secteur et jouent un rôle fondamental dans la production agricole. « Il faut des résultats concrets à même de redonner  espoir à ces femmes », lance-t-elle. « Des ouvrières agricoles ont subi des violences conjugales au retour de Tunis, d’autres ont été sanctionnées par leur employeur, certaines venaient aux réunions en cachette par peur de représailles… Il faut agir maintenant pour que tous ces sacrifices servent à quelque chose ! », ajoute Hana. Déjà, la désillusion commence à se faire sentir : nombreuses sont celles qui n’assistent plus aux réunions et évitent de croiser les représentantes du syndicat.

Terrible échec pour Hana qui voit dans ces désertions la victoire des autorités, des employeurs, des maris, de ceux qui ont toujours eu du mépris pour cette initiative. Pas question pour autant de laisser tomber. D’autant plus que cette initiative a fait des émules. « Pourquoi ne pas se coordonner entre les différentes structures et créer un syndicat national des ouvrières agricoles ? », s’interroge Mounira. Peut-être qu’alors, leurs voix résonneront enfin.