Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

J‘ai été accusé d’avoir fait de fausses déclarations (sur et en dehors Twitter) concernant les papiers pour ma demande de carte de séjour déposée à deux reprises au même poste de police, une fois en 2020 et plus tard en 2022. On m’a demandé de retirer immédiatement le tweet pour avoir “critiqué le travail” du personnel de la police.

J’ai publié le tweet en question après une visite au même poste de police le 1er juin (un jour plus tôt) pour vérifier le statut de ma carte de séjour pour laquelle j’avais refait une demande en avril 2022. Le tweet était rédigé en anglais et accompagné d’une photo d’un chat pleurant dans le couloir du poste de police. Dans le tweet, je notais que la carte de séjour n’était toujours pas prête, et que j’aurais aimé pouvoir pleurer comme le chat (tentative humoristique sur mon expérience administrative). Lorsqu’ils ont débarqué chez moi, les policiers m’ont demandé de retirer de mon téléphone les photos de ce chat, tant que j’étais sous leur surveillance au poste.

Comme je l’ai écrit précédemment, ma nationalité indienne implique que j’ai besoin d’un visa pour entrer en Tunisie. J’ai demandé une carte de séjour afin de pouvoir sortir et entrer dans le pays après l’expiration de mon visa. J’ai demandé pour la première fois une carte de séjour en décembre 2020 et je ne l’ai jamais reçue après plus d’un an d’attente. J’ai donc fait une deuxième tentative en 2022.

Comme moi, la plupart des étudiants étrangers originaires de pays subsahariens que j’ai interrogés en Tunisie (pour mes recherches) font face à la même histoire : pas de cartes de séjour ou d’immenses retards dans les procédures. Lorsque j’ai essayé d’entrer dans le pays en 2021 et 2022, les cartes de séjour temporaires qui m’ont été délivrées n’ont pas été acceptées à l’aéroport de Tunis-Carthage comme documents autorisant l’accès.
En ce qui concerne ma convocation par la police, beaucoup de mes collègues tunisien.ne.s ont trouvé surprenant que, premièrement, la police tunisienne consulte Twitter (qui est largement anglophone) ; deuxièmement, que la police consulte les messages non seulement en arabe et en français, mais aussi en anglais ; troisièmement, que si les non-tunisiens sont moins susceptibles de subir le type d’intimidation policière auquel j’ai été confrontée, la probabilité est également déterminée par la nationalité du non-tunisien en question (les personnes du Sud étant plus précaires que celles du Nord).

Fin juin 2022, à la suite de l’incident du tweet, j’ai été accusée par le même groupe de policiers de leur avoir caché le fait que j’avais précédemment demandé une carte de séjour. En décembre 2020, j’avais déposé ma demande de carte de séjour au même poste de police, et je n’avais aucune raison de cacher un tel détail. On m’a demandé de payer 250 dinars de pénalités pour ne pas être en possession de la carte de séjour temporaire qui m’avait été délivrée en décembre 2020. Ni mon avocat ni moi-même n’avions jamais entendu parler d’une telle amende dans les lois tunisiennes sur la migration. J’ai refusé de la payer.

Les frontières comme site de corruption

Grâce au soutien juridique financé par Terre d’asile Tunisie, j’ai pu enfin obtenir une carte de séjour le 17 août 2022, après presque deux ans à faire face aux “erja3 b3d chhar” (revenez après un mois) répétés par l’administration kafkaïenne. Mais cette carte a expiré le 30 septembre 2022, ce qui signifie qu’elle n’a été valable que pendant environ un mois et demi. Le 29 septembre 2022, après avoir refait une demande, j’ai reçu une nouvelle carte de séjour temporaire qui a rendu mon statut ni totalement légal ni totalement illégal. Par exemple, j’ai été accusée d’être “illégale” lorsque j’ai quitté le pays en décembre 2022, bien que les autorités qui m’ont délivré cette carte temporaire m’aient rassuré sur ma légalité. La personne qui s’est présentée comme le chef de la police des frontières de l’aéroport m’a accusée d’avoir passé entre cinq et six mois en Tunisie sans document légal. Il m’a emmenée dans son bureau à l’aéroport, m’incitant à payer une pénalité, ce que j’ai refusé. Je soupçonne qu’il s’agissait d’un bakchich présenté comme étant une amende.

De plus, plusieurs de mes timbres de 60 dinars ont été volés lors de mes passages par la police des frontières à l’aéroport de Tunis-Carthage, tant à la sortie qu’à l’entrée du pays. Chaque fois que je quitte le pays, je dois payer une taxe de sortie de 60 dinars sous forme de timbre, même si, selon la loi, je suis exemptée de cette taxe en tant qu’étudiante étrangère. En juillet 2022, lorsque j’ai remarqué pour la première fois l’absence soudaine de timbres sur mon passeport à l’entrée en Tunisie, la police des frontières m’a accusée d’avoir retiré moi-même les timbres. Lorsque je suis entrée dans le pays début janvier 2023, deux des timbres de 60 dinars qui étaient collés dans mon passeport ont disparu. Je soupçonne que ces timbres aient été revendus par la police des frontières – une autre forme de petite corruption.

Avant de quitter le pays quelques jours plus tard, en janvier 2023, j’ai passé des nuits blanches à me demander si j’allais être arrêtée par la police des frontières et accusée des crimes qu’ils avaient eux-mêmes commis (vol de timbres) ou si je serais accusée d’être “illégale”. Pour les policiers, les migrant.e.s racisé.e.s sont “coupables jusqu’à preuve du contraire”. Et je n’ai aucun moyen de prouver que ce n’est pas moi qui ai retiré ces timbres.

Pourquoi écrire ce témoignage ?

Le fait que je sois titulaire d’un passeport du Sud rend mon statut légal en Tunisie immensément précaire. En même temps, ma position de chercheuse dans des institutions du Nord m’offre des privilèges qui me permettent d’écrire ce témoignage à visage découvert. Je peux ouvertement révéler l’étendue des violences qui empêche les migrants du Sud de vivre dans la dignité en Tunisie.
J’ai utilisé mes affiliations avec des institutions du Nord pour me protéger, même si les institutions elles-mêmes ne m’ont pas directement soutenue. Par exemple, mon insistance répétée sur le fait que j’étais affilié à l’institut de recherche français (IRMC) dépendant de l’ambassade de France a dissipé, dans une certaine mesure, les tensions avec la police de Bab Souika. En même temps, l’ambassade de France et l’ambassade des États-Unis m’ont refusé leur soutien car (selon la déclaration officielle) même si je suis étudiante dans ces pays, je ne suis pas leur citoyenne.

L’ambassade d’Inde a refusé de m’écouter lorsque je m’y suis rendu, déclarant que les questions relatives aux cartes de séjour sont considérées comme des “affaires internes” du gouvernement tunisien dans lesquelles elle n’interviendra pas.

J’écris ce témoignage en étant bien consciente de l’intense violence policière subie par des migrants originaires des pays d’Afrique subsaharienne. Au cours de mes entretiens de recherche, beaucoup de ces femmes et de ces hommes m’ont parlé de fausses déclarations utilisées par la police tunisienne (police municipale, de la circulation et des frontières) pour les arrêter, les emprisonner et/ou les menacer d’expulsion. Je suis consciente que, contrairement à la plupart d’entre eux, je peux quitter le pays. Je dispose de ressources financières pour payer les pénalités arbitraires qui m’ont été imposées par la police municipale de Bab Souika (en juin 2022) et la police des frontières (en décembre 2022). En outre, je dispose de relations qui m’ont soutenue lors de ces accusations arbitraires.

En écrivant ces mots, je me sens coupable d’occuper cet espace avec mon histoire, car je connais trop de cas pires que le mien. J’aimerais pouvoir laisser mes interlocuteurs ivoiriens et congolais – des jeunes hommes qui occupent des emplois précaires dans le secteur de la construction ou des transports à Tunis – parler de leurs confrontations avec la police, dans leurs tentatives de se procurer une carte de séjour. Ils m’ont raconté comment ils ont dû verser des pots-de-vin faute de carte de séjour. Comment ils ont été arrêtés à un carrefour par la police de la circulation, alors qu’ils étaient dans un taxi. Comment ils ont été faussement accusés de détenir de la drogue et contraints de signer de faux témoignages en arabe (qu’ils ne peuvent pas lire) au poste de police. Comment ils ont été contraints d’emprunter des sommes qu’ils ne pourront jamais rembourser afin d’engager un avocat pour les délivrer d’une arrestation arbitraire.

Je crains que la publication de ce témoignage puisse rendre impossible mon retour en Tunisie. Mais la porte que je vois se refermer sur moi maintenant n’a presque jamais été ouverte ! De penser à l’impossibilité d’être à nouveau chez moi à Tunis me brise le cœur. Mais il est devenu impossible pour moi de vivre dans la peur constante d’être surveillée et de vivre dans l’espace liminal où je ne suis ni légale ni illégale. Je connais de nombreux migrant.e.s racisé.e.s vivant en Tunisie, qui sont fatigués de vivre sous surveillance et de faire face à l’humiliation et à la liminalité juridique, et pour qui la seule option est de “prendre le bateau”. C’est le régime global des frontières, rongé par la petite corruption, qui les oblige à faire face à la mort, et qui donc les assassine.

J’espère que ce témoignage ouvrira le débat sur la persistance délibérée de lois obsolètes sur la migration (datant de 1968) en Tunisie, et sur l’opacité du contrôle des frontières maintenu tel quel car abritant de la corruption. J’espère ainsi contribuer à lancer la discussion sur l’impunité totale de la police, et sur la peur et l’humiliation continues que les migrant.e.s racisé.e.s subissent en Tunisie. Pour reprendre les mots de Jamila Debbech Ksiksi, militante noire et ancienne députée, nous sommes tous des habitants de la Tunisie, quelle que soit notre citoyenneté. Et nous avons tous le droit de vivre dans la dignité, l’égalité et la justice.