Au moment où une campagne raciste décomplexée contre la population subsaharienne battait son plein en Tunisie, aggravée par un communiqué incendiaire de la présidence de la République, cet évènement éditorial ne pouvait pas mieux tomber.

Un roman sur l’esclavagisme arabe

Barg Ellil est un jeune homme qui a été enlevé enfant de son village par « des blancs enturbannés », pour être « vendu plusieurs fois ». Nous sommes dans la première moitié du XVIe siècle, et le circuit géographique de la Traite négrière arabe, allant de Tombouctou, en passant par le Lac Tchad et Fezzan pour arriver à Tunis, est au centre du traumatisme originel de ce personnage. Séparé de sa mère, il se retrouve à Tunis, une ville surchauffée où il est, dès les premières lignes, un déraciné définitif : « Il était noir dans un monde de Blancs », résumera le narrateur. Malgré tout, il arrive à s’épanouir en jouant de la musique improvisée avec les fioles et les instruments de son maître, un alchimiste cruel qui l’enferme toutes les nuits dans son laboratoire. Une passion déviante qui va lui attirer les coups dudit maître, tout en le rendant séduisant aux yeux d’une fille « blanche » et mariée. En tombant amoureux de celle-ci, Barg Ellil va « éprouver l’importance considérable de son être si insignifiant ». Dès lors l’esclave prend une consistance tragique : les tourments intérieurs de cet amoureux confronté à la ségrégation raciale et aux interdits sociaux vont le pousser à tout détruire, dans une terrible scène finale insurrectionnelle. Le corps de ce héros déporté, marchandé, oppressé, battu mais toujours rebelle, représente une trace ensanglantée de l’histoire de l’esclavagisme dans le monde arabe.

Une œuvre actuelle

Relater le passé sombre d’Ifriqiya, ancien nom de la Tunisie, fait bien sûr la force de ce roman historique. Mais cela ne s’arrête pas là, puisque l’autre enjeu de Khraïef est éminemment philosophique. Dans une scène où Barg Ellil se trouve littéralement déchiré entre trois maîtres qui veulent le récupérer, il devient le symbole de toute une ville, Tunis, et de tout un peuple, les Tunisiens. En effet, le contexte historique du roman est le débarquement en 1534 des troupes ottomanes de Kheireddine Barberousse, et la guerre qu’elles firent aux autochtones puis à l’armée espagnole de Charles Quint :

« Barg Ellil est la métaphore de la Tunisie, pose Samia Kassab Charfi, laquelle est par ailleurs professeure de littérature française à l’Université de Tunis. Comme le pays, il est soumis à des pressions contradictoires et plurielles. Il est acheté à trois reprises. Et parallèlement, le pays est tiraillé entre trois forces politiques de plus ou moins grande importance : les Ottomans, l’Espagne et le pouvoir local, qui s’efforce de maintenir sa prééminence en faisant alliance avec les Espagnols. »

En 1960, identifier Barg Ellil avec la Tunisie était un acte esthétiquement fort qui allait à contre-courant des théories devenues plus que jamais en vogue aujourd’hui, appelant à séparer le Maghreb « blanc » de l’Afrique « noire » :

Le racisme est ferré en nous, hélas, déplore Samia Kassab Charfi. Et il rejoint d’autres marginalisations que le Tunisien pratique allègrement, telles que celles qui excluent les minorités religieuses, dans une course en avant vers l’idéal d’une pureté ethnique tout à fait illusoire et vide de sens. Y compris sur le plan de la vérité scientifique et génétique.

Pour cette spécialiste des littératures des Caraïbes, Khraïef tendait clairement à mettre en valeur « la composante négro-africaine de la culture tunisienne » :

«En écrivant ce livre, Khraïef archive tout ce que nous devons à la dimension négro-africaine, tout ce que notre culture lui doit. Si Khraïef unit, le temps d’une nuit, Barg Ellil et une femme « blanche », ce n’est pas par hasard. Cet écrivain qui adore transgresser les normes se rit de l’ordre manichéiste du monde. Nous sentons, à la lecture, le plaisir qu’il prend à offusquer l’ordre social bien-pensant. »

Une ironie déroutante

Cela dit, on peut trouver chez Khraïef certains clichés relatifs à la couleur de Barg Ellil. Ce dernier est régulièrement désigné par le narrateur comme « le Noir » ou « le jeune noir ». Son amour pour la musique lui vient d’un « sens du rythme ». Ses yeux roulent régulièrement dans ses orbites lorsqu’il entre en transe. Ces clichés témoignent-ils du fait que certains passages du roman ont mal vieilli ? Non, nous répond Samia Kassab Charfi, si l’on considère que la musique et le rythme révèlent une personnalité rebelle :

Ce goût du rythme chez le héros noir, Béchir Khraïef ne le traite pas du tout comme une composante folklorique superficielle. Il ne présente pas du tout cela comme une espèce de carte postale censée parler à notre imaginaire collectif, où l’on verrait un Noir danser et entrer en transes. C’est exactement le contraire, puisque Khraïef présente d’abord l’accession de Barg Ellil au statut de musicien comme une conquête et une résistance à l’aliénation. Et puis il invente véritablement sa musique, les gammes qu’il accorde à son état d’âme : pour moi, c’est un jazzman avant la lettre, dans la mesure où à partir de rien, il joue de la musique, il improvise et compose sa plénitude existentielle, comme le faisaient les premiers bluesmen sur les plantations de coton dans les états du Sud des États-Unis.

Le héros inverse donc ironiquement les clichés sur les Noirs, « que Khraïef a lus dans Ibn Khaldoun, notamment », pour les transformer en énergie vitale.

Khraïef, auteur féministe

En plus du sort des esclaves, se joue celui des femmes, cloitrées et humiliées par les hommes, sous couvert d’un ordre moral ridicule et illusoire. Un personnage féminin, par exemple, est enfermé dans le centre d’incarcération, Dar Jwed, où l’on déportait les femmes adultères ou rebelles. Une autre, la bien-aimée de Barg Ellil, est emmurée chez elle par son mari jaloux, parti en pèlerinage à la Mecque :

« Khraïef est selon moi l’écrivain le plus féministe de la littérature tunisienne arabophone et francophone confondues, constate Samia Kassab Charfi. Toutes ses œuvres, sans exception, donnent la parole à une ou plusieurs femmes. Ces femmes sont évidemment souvent enserrées dans le carcan social, mais déploient des stratégies extraordinaires pour surmonter leur statut subalterne. C’est un auteur qui accompagne le féminin, qui en recueille patiemment l’essence, avec une bienveillance et je dirais même une solidarité très particulière. Il y a du féminin en lui, de l’humanité féminine, au sens le plus noble… Et Barg Ellil, par l’intelligence artistique qui le caractérise, est comme un double de l’écrivain : il se sent très proche des femmes, il les défend, leur tient compagnie, recherchant les lieux où elles sont reléguées. »

Tout se passe comme si en 1960 déjà, Béchir Khraïef avait compris le concept d’intersectionnalité, c’est-à-dire cette vision du monde appelant les races et les genres marginalisés à unir leur force contre leurs oppresseurs.

Traduire la langue de Khraïef

La traductrice nous avoue avoir eu beaucoup de difficultés à traduire ce texte. Béchir Khraïef, né en 1917 à Nefta dans le sud de la Tunisie avant de partir à Tunis, est connu pour sa liberté de ton foisonnante, qu’on peut mesurer notamment dans le cultissime Hobbek Darbani(1959). Il s’était intéressé aux couches les plus diverses de la société tunisienne et avait très bien su en cerner les particularités sociales et linguistiques. Pour la traductrice, s’il y au n terme qui conviendrait à l’écriture de Khraïef, ce serait « diversité » :

Et l’extrême diversité lexicale est un obstacle majeur pour la traduction. Mais également les différentes tonalités des dialogues, les façons de parler des personnes âgées avec les expressions idiomatiques, les locutions toutes faites, la parole parfois déconcertante de Barg Ellil, qui apprend la langue et donc la parle avec un accent que Khraïef appuie stylistiquement.

Par ailleurs, la marque de fabrique de l’auteur, c’est un mélange particulier d’arabe littéraire et de dialecte tunisien, un style qui l’avait marginalisé dans le milieu culturel de son époque. Quoi qu’il en soit, cette version française, enrichie de notes très éclairantes, a le mérite de rompre avec la sempiternelle problématique littéraire/dialectal qui a desservi le texte, pour se focaliser sur l’essentiel, c’est-à-dire l’ironie, l’érudition et l’imaginaire de cette œuvre foncièrement humaniste. Cela semble être le but initial de Samia Kassab Charfi qui, en la traduisant, a souhaité « la rendre accessible à davantage de lecteurs, en pointant la modernité de l’écrivain et son sens aigu de la justice ».