Un bidon en plastique à chaque main, Fadhila se rend à la citerne publique (fesguia/fsegui) de Beni Maaguel une fois par jour. Située en face d’une épicerie et de plusieurs habitations rongées par l’air salé, la citerne est devenue un nouveau repère où les nouvelles du village sont rapportées. Ce jour-là, Fadhila est seule à tirer sur la corde. Premier bidon rempli, elle regarde le ciel. Soleil discret, courant d’air frais et léger. Elle retrousse les manches de sa jebba et se remet à la tâche. « Que l’on soit raccordée ou pas à la SONEDE, ça ne change rien, il y a très régulièrement des coupures d’eau, je dois toujours prévoir un complément », explique cette femme d’une cinquante d’années. En 2019, l’Association Jlij pour l’Environnement Marin (AJEM) a rénové cette citerne délaissée, qui date de l’époque coloniale. Une aubaine pour les habitants qui rencontraient de grandes difficultés à s’approvisionner en eau.

« Lorsque les travaux de rénovation ont commencé, il y avait beaucoup de joie. Nous préparions à tour de rôle les repas pour les ouvriers », se souvient Fadhila. Ce sont 15 citernes qui ont été rénovées au total par l’association, dans le cadre du projet « Fesguietna » : 12 citernes publiques et 3 citernes situées dans des écoles. Le principe de la fesguia est simple : il s’agit de citernes souterraines qui permettent de recueillir et de conserver l’eau de pluie. Construite sous forme rectangulaire, avec des voûtes en pierre et des ouvertures pouvant recueillir l’eau de pluie, sa surface varie entre 100 et 1000m2. Plus la surface est grande et le réservoir profond, plus la capacité de stockage est importante. Celle de Beni Maaguel permet de stocker plus de 200m3 et couvre ainsi les besoins en eau d’une dizaine de familles. Selon l’association, la réhabilitation de 15 citernes permet à plus de 25000 habitants de Djerba dont 10000 femmes et plus de 1500 élèves d’avoir un accès continu et sûr à l’eau potable.

Rénovation des « fseguis »

Mais pour en arriver là, l’association a dû identifier et recenser le nombre de fsegui sur l’île. Un travail de fourmi qui fait aujourd’hui sourire le président de l’association, Faiçal Ghzaiel : « Nous n’avions au départ que des listes manuscrites remises par les différents CRDA de Djerba… certaines dataient des années 80 ». Grâce à ces listes, ils ont pu en trouver 121. Mais en enquêtant auprès des habitants, ce sont plus de 200 citernes qui ont été répertoriées. Connaître le nombre de citernes sur l’île relève de la responsabilité des pouvoirs publics estime l’association : « en maîtrisant cette information, nous serons en mesure de connaître notre capacité de stockage et d’anticiper les périodes de sécheresse». Or de nombreuses citernes, notamment celles qui ont été construites dans les mosquées, n’apparaissent nulle part dans les documents officiels. « Nous avons découvert dans une mosquée de Beni Maaguel 6 citernes ! », s’exclame Faiçal Ghzaiel. L’association a ainsi réalisé un « mapping numérique » qui permet de connaître toutes les informations nécessaires sur les 206 citernes identifiées : l’état de conservation, l’exploitation, le type architectural, les dimensions, la capacité de stockage et les coordonnées GPS.

Une fois l’inventaire réalisé, il a fallu choisir celles qui allaient être rénovées. « Malheureusement, la plupart des fsegui n’étaient pas exploitées et nécessitaient une rénovation importante », se souvient Meriem Zrouga, ingénieure en gestion des ressources naturelles et membre de l’association AJEM. En effet, avec l’apparition de l’eau courante, les fsegui ont été progressivement délaissées. Certaines n’avaient pas été utilisées depuis plusieurs décennies. « Nous avons fait le choix de sélectionner 5 citernes par commune et de privilégier celles qui étaient proches des habitations », poursuit-elle. Il fallait également prendre en compte le coût de la rénovation : en fonction de l’état de la citerne, cela pouvait aller de 6000 à 20000 dinars pour les plus détériorées. Au-delà de la question de l’eau, l’association souhaite préserver un patrimoine architectural et valoriser un savoir-faire millénaire : « ces citernes témoignent de l’ingéniosité de nos ancêtres », confie Meriem Zrouga. Dans l’esprit djerbien, la présence de citernes dans l’espace public s’inscrit dans une volonté de cultiver l’idéal d’autosuffisance propre à l’identité insulaire.  

Récupérer l’eau de pluie sans pluie ?

Retour à Beni Maaguel où Fadhila termine de remplir ses bidons. « Je commence mes journées par toutes les tâches qui nécessitent une consommation importante d’eau », témoigne-t-elle. Il faut faire vite, car parfois, le robinet n’offre qu’un léger fil d’eau dès 6h du matin. « Avant, c’était surtout l’été qu’on rencontrait ces problèmes, mais depuis un certain temps, c’est tout au long de l’année qu’il y a des coupures d’eau ». Alors qu’elle rejoint sa maison à une centaine de mètres de la fesguia, d’autres femmes s’y dirigent en évitant les grandes flaques qui témoignent encore des pluies diluviennes qu’a connues Djerba ces derniers jours. « C’est une bénédiction, regardez nos arbres, ils sont lumineux maintenant qu’ils ont étanché leur soif, la terre respire enfin », s’exclame l’une d’entre-elles.

A l’association, l’équipe est rassurée : « les habitants de Beni Maaguel nous avait appelé pour nous dire que la citerne était presque vide. Or il ne faut jamais laisser une citerne sans eau sinon il y a un risque important de fissures », explique Faiçal Ghzaiel. Cette pluie inespérée en ce mois d’avril aura permis de remplir à nouveau le réservoir sans faire appel à des camions-citernes dont la qualité de l’eau laisse à désirer. « Les fseguis sont beaucoup mieux adaptées aux pluies torrentielles que les barrages », précise Ghzaiel. En effet, ces derniers vont se remplir dans un contexte de pluie lente et prolongée, là où les pluies torrentielles peuvent en quelques heures remplir une citerne de taille moyenne.

Avec une précipitation annuelle de l’ordre de 200 mm, autant optimiser ! Mais comment s’assurer que les citernes restent pleines tout au long de l’année, même lorsque de longs mois passent sans une seule goutte de pluie ? « Nous avons sensibilisé les citoyens sur l’importance de préserver l’eau et d’avoir une utilisation raisonnée et raisonnable », souligne Meriem Zrouga. « Il y a parfois des abus, mais nous n’allons tout de même pas mettre un gardien qui va faire la police, nous comptons sur la responsabilité de chacun », insiste Faiçal Ghzaiel. Certaines citernes étant moins sollicitées que d’autres, l’équipe de l’association prévoit de transférer l’eau d’une citerne à une autre en cas de besoin. 

Les fseguis, une réponse au stress hydrique 

En rénovant ces citernes, l’association espère également réduire la pression sur les ressources en eau. En effet, selon un rapport du ministère de l’Agriculture[1], la Tunisie connait déjà un stress hydrique avec 460m3 de ressource en eau disponible par an et par habitant. Mais il est utile de rappeler que l’agriculture s’approprie 80% de l’eau prélevée, l’industrie 5%, le tourisme 2%, et qu’au final la consommation et l’usage domestique ne représentent que 13%.


Pourtant, ce sont encore et toujours les citoyens qui payent avec des coupures d’eau à répétition. « Les citernes ne vont pas régler la problématique de l’eau dans son ensemble, mais elles permettent à ceux qui n’ont pas accès à l’eau d’en bénéficier gratuitement, de freiner la surexploitation des ressources naturelles et de limiter l’usage des bouteilles en plastique », énumère Faiçal Ghzaiel.

En effet, sur la question de l’eau en bouteille, la Tunisie est classée 4e, à l’échelle mondiale, en matière de consommation avec une moyenne annuelle de 227 litres par personne. Or l’eau conditionnée est une absurdité écologique lorsqu’on sait que pour produire 1L d’eau en bouteille, il faut 100ml de pétrole, 80g de charbon, 42l de gaz et… 2l d’eau ! « En ayant des citernes à proximité des habitations, le reflexe sera d’aller chercher l’eau dans un contenant réutilisable, plutôt que d’aller acheter l’eau chez l’épicier », se réjouit le président qui voit en la rénovation des fseguis une réponse à la fois sociale, économique et environnementale, battant en brèche une marchandisation rampante de l’eau.


[1]Rapport National Du Secteur De L’eau, année 2020. Ministère de l’Agriculture, des Ressources Hydrauliques et de la Pêche. Bureau de la Planification et des Equilibres Hydrauliques.