Kais Saied en est convaincu et il ne risque pas d’en démordre : les entreprises communautaires sont une sorte de solution miracle. Pour lui, ces sociétés peuvent être un moyen de donner du travail aux chômeurs et plus généralement de permettre aux Tunisiens marginalisés et demeurés jusqu’ici en dehors du circuit économique, de contribuer à la création de la richesse, comme il l’a déclaré le 13 août 2022, lors de sa visite à Hay Helal.

Mieux : le président de la République y voit pour la Tunisie « un projet civilisationnel dont d’autres pays pourraient s’inspirer ». Malheureusement, pour le président de la République, peu de Tunisiens semblent partager sa vision, y compris dans son propre camp.

Argumentaire faible et soutien timoré

Certes, quelques voix, en particulier deux de ses amis, gourous de la « Nouvelle république », -Ahmed Chaftar et Ridha Chiheb Mekki (alias Ridha Lenine)- le soutiennent dans son combat pour imposer sa nouvelle « invention » dans le champ économique national.

Ahmed Chaftar, actif dans la promotion de cette idée dès le lancement du processus de création de ces entités, en septembre 2022, est favorable aux entreprises communautaires parce qu’elles « sont la première étape de la construction d’un nouveau modèle de développement pour la Tunisie, différent d’autres copiés pour la plupart sur d’autres expériences et qui n’ont pas apporté de solutions ».

Pour Ridha Chiheb Mekki, les entreprises communautaires sont une nécessité parce que « repenser le paysage politique nécessite obligatoirement de repenser le paysage économique, c’est-à-dire d’adopter une nouvelle approche du développement, avec de nouveaux outils, lois et principes ».

Plus pragmatique, Sabeh Malek, gouverneure de Nabeul –la première dans sa corporation à avoir réussi à créer des entreprises communautaires- leur trouve trois avantages. Selon elle, ces entités devraient favoriser « la création de richesse et d’emplois, valoriser les actifs fonciers de l’Etat et résoudre le problème des terres collectives ». Ces arguments n’ont pas convaincu grand monde, y compris parmi les partisans du chef de l’Etat, dont certains n’hésitent pas à exprimer des réserves.

Sans remettre en question la pertinence et l’utilité des entreprises communautaires, Sghaier Zakraoui, chef du département de droit public à la Faculté de droit et de sciences politiques de Tunis, et ancien collègue du chef de l’Etat, est convaincu que « le (nouveau) modèle de développement ne peut pas voir le jour à travers la réconciliation pénale et des entreprises communautaires qui ne donneront des résultats qu’après de longues années de travail ».

Zouheir Hamdi, secrétaire général du Courant populaire, y voit « un moyen d’encourager le développement », mais estime que ces sociétés « ne peuvent pas à elles seules permettre d’atteindre cet objectif ».

Aujourd’hui plus critique à l’égard de l’action du président Kais Saied, alors qu’il a été l’un de ses premiers et plus forts soutiens après le 25 juillet 2021, Zouheir Maghzaoui, secrétaire général du Mouvement Echaab, insiste sur le fait que son parti veut que « le processus du 25 juillet atteigne ses objectifs ». Cependant, il estime que « les entreprises communautaires et la construction démocratique par la base n’en font pas partie ».

Experts sceptiques

Contrairement au soutien plutôt timoré dont elles bénéficient, l’opposition aux entreprises communautaires est, elle, plus franche. Les premiers à avoir exprimé leur scepticisme quand à la pertinence, l’utilité et les chances de succès des entreprises communautaires, sont les experts économiques.

Docteur en sciences économiques, Aram Belhaj aurait préféré que le chef de l’Etat ne se soit pas engagé sur cette voie et ait plutôt choisi d’entamer « le démantèlement de l’économie de rente et la libération de l’initiative des restrictions politiques et financières en Tunisie ». Convaincu que les entreprises communautaires ont été créées « principalement avec des objectifs politiques », l’enseignant à l’Université de Carthage est convaincu qu’elles ne permettront « ni de résoudre la crise économique, ni d’améliorer la situation des classes moyennes et pauvres ».

Les entreprises communautaires n’ont pas plus de succès et d’acceptabilité dans le secteur privé. Ce qui est frappant ici, c’est l’absence de prises de positions des organisations patronales et assimilées –UTICA, CONECT, IACE, etc.- et en particulier de leurs premiers responsables sur cette question.

Opposition politique

A l’opposé, les politiques, et plus particulièrement les opposants au président de la République, ne se privent pas de dire ce qu’ils en pensent. Hichem Ajbouni, député de l’Assemblée des Représentants du Peuple (ARP) dissoute et membre du bureau politique du Courant démocrate, a déclaré, lundi 12 juin 2023, que « les entreprises communautaires sont un grand mensonge ».

Mabrouk Korchid, ancien ministre des domaines de l’Etat et des affaires foncières, y voit un moyen pour le président Saied « d’indemniser les membres des coordinations » et de leur permettre « de prendre le contrôle indument de biens publics ». Il compare cette opération aux indemnisations accordées par Ennahdha à bon nombre de membres de sa direction et de ses militants. Mabrouk Korchid affirme aussi que « le financement des entreprises communautaires par les finances publiques constitue une grave violation des règles fiscales ».

Last but not least, même ceux à qui, d’après Kais Saied la création des entreprises communautaires devrait profiter, à savoir les chômeurs, n’y sont guère favorables. Chérif Kheraïfi, secrétaire général de l’Union des Chômeurs, considère que ces sociétés « sont une forme de corruption » commise « par des gouverneurs proches du président, des activistes appartenant à ses coordinations, et des défenseurs de son projet de démocratie par la base ». A ses yeux, le décret sur les entreprises communautaires « ne peut pas remplacer la loi n° 2020-38 du 13 août 2020, portant dispositions dérogatoires pour le recrutement dans le secteur public (rejetée par Kais Saied) et la loi sur l’économie sociale et solidaire ».

Dans cette indifférence –voire l’hostilité quasi-générale-, on peut se demander si le nouveau « bébé » du président Saied que sont les entreprises communautaires n’est pas mort-né.