Revendiquée par les féministes, l’abrogation en 2017 de la circulaire de 1973 interdisant le mariage d’une Tunisienne avec un non-musulman a été considérée comme un acquis arraché en faveur des femmes tunisiennes. Six ans après, des notaires et des mairies refusent toujours de prendre en considération cette annulation. L’orthodoxie islamique est invoquée pour faire prévaloir le droit religieux.

L’écrasante majorité des notaires et beaucoup de mairies exigent toujours la conversion à l’islam du futur époux d’une Tunisienne, fait savoir Wahid Ferchichi, professeur de droit et fondateur de l’association tunisienne de Défense des libertés individuelles (ADLI).

Se marier avec un non-musulman : un coup de chance

Pour s’en rendre compte, la journaliste de Nawaat a contacté plusieurs mairies en se faisant passer pour une Tunisienne s’apprêtant à se marier à un ressortissant étranger de religion chrétienne. Parmi celles qu’on a pu joindre, sept exigent clairement un certificat de conversion à l’islam du futur mari, en l’occurrence les municipalités de l’Ariana, de Bizerte, de Korba, de Kébili, de Jendouba, de Kerkennah et de Kairouan.

« La loi n’exige plus cette conversion mais il vaut mieux apporter ce certificat pour éviter des soucis », nous conseille l’agent municipal à la mairie de Jendouba. Celui de Kairouan est plus ferme : « Que ton fiancé suive le droit chemin et se convertisse à l’islam, sinon tu commets un péché. Un Tunisien peut épouser une chrétienne mais une femme tunisienne ne peut se marier à un non-musulman ».

Toutefois, toutes les mairies ne sont pas sur la même longueur d’onde. Les mairies de Djerba Midoun, de la Kasbah (Tunis), de Hammamet, de Tabarka nous affirment que le certificat de conversion n’est plus nécessaire en vertu de l’annulation de la circulaire de 1973.

Nous avons également contacté plusieurs notaires issus de différentes régions du pays. Un tiers d’entre eux seulement avancent qu’ils acceptent de sceller ce mariage, dont la majorité sont des femmes.

Cependant, celles et ceux qui prétendent prendre acte de l’annulation de la circulaire en question, peuvent se rétracter au dernier moment. Selma en a fait la triste expérience. En 2022, la jeune femme fiancée à un Français a voulu signer son contact de mariage lors d’une cérémonie organisée au domicile de ses parents à Tunis.

 Elle a pris contact avec trois notaires. « Au début, ils m’ont dit qu’il n’y a aucun inconvénient à ce que le fiancé ne soit pas converti à l’islam. Soudain, deux d’entre eux ont renoncé. Ils ont affirmé que la corporation des notaires a convenu qu’ils ne doivent pas tenir compte de l’annulation de la circulaire », raconte-t-elle.

Dhoha, originaire de Sfax, a également galéré pour trouver un notaire acceptant de la marier avec un Américain de confession chrétienne. « On m’a recommandé un notaire connu pour être le seul dans la région à accepter de marier une Tunisienne à un non-musulman. Le notaire en question m’a dit qu’il s’abstient désormais de le faire afin d’éviter des désagréments avec ses confrères ».

La jeune femme a dû faire sa petite enquête pour tomber sur une notaire, basé à Tunis, qui consent à la marier. « Mais elle n’a pas pu s’empêcher de me dénigrer en me reprochant d’épouser à un homme non circoncis », se souvient Dhoha. Et de poursuivre : « Elle m’a fait comprendre que c’était une faveur de sa part », s’indigne-t-elle. « On te fait sentir que tu es en train d’enfreindre la loi », rebondit Selma.

C’est que le mot d’ordre de l’Association nationale des chambres des notaires est clair. « L’annulation de la circulaire de 1973 ne nous engage nullement », assène Kamel Ben Mansour, le secrétaire général de l’organisation, dans un entretien avec Nawaat.

Différentes interprétations juridiques

Pour Kamel Ben Mansour, ce refus de prendre acte de l’annulation de la circulaire de 1973 est « une position de principe ». L’article 5 du Code du statut personnel (CSP) dispose que les deux futurs époux ne doivent pas se trouver dans l’un des cas « d’empêchements prévus par la loi ».

Dans la version arabe, le texte utilise l’expression d’« interdictions charaïques». « Lors du débat autour de l’interprétation de l’expression « interdictions charaïques », le ministre de l’Intérieur a édicté une circulaire interdisant aux officiers d’état civil de célébrer les mariages des tunisiennes musulmanes avec des non-musulmans. Il était ainsi convenu que les prohibitions charaïques renvoient à la charia. Celle-ci bannit ce type d’union ».

Et d’ajouter : « Selon la hiérarchie des normes, la valeur juridique d’une loi est supérieure à celle d’une circulaire. Par conséquent, c’est la loi, en l’occurrence l’article 5 du CSP, qui est applicable ». D’après le notaire, ses collègues et les mairies acceptant de rédiger ce type de contrat de mariage sont dans l’erreur. « Le seul changement acté par l’annulation de la circulaire est que le Mufti de la République n’est pas la seule autorité habilitée pour octroyer le certificat de conversion. Le fiancé peut même se convertir à l’islam devant un notaire en présence de témoins et obtenir un papier l’attestant », dit-il.

L’annulation de la circulaire de 1973 n’était pas un simple effet d’annonce. Son abolition a été notifiée aux différents ministères concernés : le ministère de la Justice (pour les officiers de l’état civil y compris les notaires), des Affaires étrangères (pour les services consulaires) et de l’Intérieur (pour les collectivités locales), explique le fondateur de l’ADLI.

Ces différentes interprétations puisent dans l’ambivalence de l’arsenal juridique tunisien. Oscillant entre registre religieux et séculier, le CSP se prête à plusieurs interprétations. D’après Wahid Ferchichi, la position de l’association nationale des chambres des notaires est une interprétation extensive de l’article 5 du CSP.

En revanche, Ben Mansour considère qu’il y a une jurisprudence tunisienne annulant le mariage d’une Tunisienne avec un non-musulman qui légitime leur positionnement. En réalité, cette jurisprudence n’est pas homogène. Tantôt, elle fait prévaloir l’orthodoxie sunnite en se basant sur la référence « l’islam religion de l’Etat » énoncée par la Constitution, tantôt sur les principes d’égalité des citoyens et de liberté confessionnelle consacrées par la même Constitution.

Cette tension entre droit positif et droit religieux va s’exaspérer, prédit le représentant de l’ADLI. « La Constitution de Saied exige que l’État tunisien veille à la réalisation des objectifs de l’Islam en préservant l’âme, l’honneur, la propriété, la religion et la liberté. Cette disposition ne peut que conforter l’interprétation excluant le mariage d’une Tunisienne avec un non-musulman », s’inquiète Ferchichi. Pour ce dernier, c’est à la justice administrative ou judiciaire de trancher en cas de refus émanant des notaires ou des mairies pour conclure ce type de mariage.

L’hypocrise prédomine

La consigne donnée par l’Association nationale des chambres des notaires à ses adhérents pour refuser de sceller un mariage entre une Tunisienne avec un non-musulman n’a pas empêché ni Dhoha, ni Selma de se marier. Mais pour y parvenir, elles ont dû payer plus. « La notaire, censée, être payée environ 250 dinars, a demandé mille dinars », rapporte Selma. Quant à Dhoha, elle a dû verser 800 dinars à la notaire « sans compter ses multiples caprices », s’indigne la jeune femme.

La notaire a refusé au dernier moment de se déplacer à Sfax pour la marier. La jeune femme a été amenée à célébrer son mariage dans le bureau de la notaire à Tunis.« Elle a dit d’abord qu’elle ne voulait pas être prise en photos lors de la fête pour rester discrète vis-à vis de ses collègues. Puis elle a affirmé qu’elle préfère être accompagnée par un notaire de la région. Ce dernier ne savait pas que mon fiancé ne s’est pas converti à l’islam. C’était une simple couverture pour elle. Au final, elle n’a pas pu duper ce notaire et a préféré nous marier dans son bureau », raconte Dhoha.

Outre les frais exorbitants des notaires, les deux jeunes femmes ont dû verser des pots de vin aux agents municipaux chargés de l’enregistrement de leurs contrats de mariage à la mairie. « Il s’est avéré que ça fait partie d’un deal entre l’agent municipal et le notaire », se désole Selma. La dissolution par le chef de l’Etat des conseils municipaux élus et leur remplacement par des fonctionnaires est propice à ce genre de corruption administrative, relève Wahid Ferchichi.

Si les deux jeunes femmes ont persévéré dans ce parcours nuptial semé d’embûches, d’autres préfèrent la voie la plus courte, quitte à ce qu’elle soit factice. Hana a opté en 2023 pour la conversion à l’Islam de son futur époux pour se prémunir « des emmerdes », dit-elle, et ce, en allant à l’encontre de ses convictions. « C’est une procédure formelle. Je me suis dit qu’il vaut mieux passer par là que risquer d’être malmenée par les notaires et agents municipaux ».

Dhoha et son futur mari ont songé également à cette option. « Prétendre se convertir à une religion et changer son nom simplement pour se marier c’est de l’hypocrisie, avant tout envers soi-même », estime-t-elle.

Cette exigence de conversion  à l’islam n’est pas prise en considération par quelques mairies. Les plus connues sont celles situées principalement dans la banlieue nord de Tunis, relève Ferchichi. « Ce qui viole le principe d’égalité entre tous les citoyens et citoyennes. Il est aberrant que des femmes originaires du sud du pays par exemple doivent se déplacer jusqu’à la mairie de la Marsa pour se marier », conclut-il.


Dossier-Droits des femmes: l’éternel alibi du pouvoir

Nous célébrons aujourd’hui la journée internationale des droits des femmes. A cet égard, la Tunisie aime à s’afficher en premier de la classe d’un monde arabe attardé, dans la continuité de la longue tradition nationale de féminisme d’Etat.