« Ma traduction de King Kong Théorie a été interdite en Tunisie ».

C’est ce qu’a écrit Walid Soliman sur son compte Facebook, le 14 septembre dernier. Le post laissait entendre que la censure s’est abattue sur ce classique de la littérature féministe, paru en France en 2006 et traduit dans plus de 40 langues depuis.

« Je n’ai reçu aucune notification »

Depuis la fin du mois d’août, Walid Soliman attendait la réception par voie postale d’un colis provenant de Kulte, une maison d’édition marocaine basée à Rabat. Yasmina Naji, son éditrice, lui a envoyé une vingtaine d’exemplaires de sa traduction de King Kong Théorie. Il raconte à Nawaat qu’après avoir constaté un retard de plus de trois semaines dans la livraison du colis, il s’est rendu, le 14 septembre, au bureau de poste de Raoued, dans la banlieue de Tunis. On l’informe alors que son colis n’a pas été reçu et on lui conseille d’aller directement se renseigner au Centre de tri postal, près de l’aéroport Tunis-Carthage. Lorsqu’il s’y rend, il est dirigé vers les bureaux de la douane situés dans le même bâtiment.

« A la douane, j’ai pu très difficilement obtenir le renseignement que je cherchais, témoigne-t-il. Pourtant, c’était très simple. Un employé a tapé mon numéro de référence sur l’ordinateur et m’a informé que le colis avait été renvoyé au Maroc. Quand j’ai demandé le motif de ce retour, on m’a envoyé vers un responsable qui m’a donné le motif verbalement : outrage aux bonnes mœurs ».

Dans la foulée, Yasmina Naji a pu constater que le colis était effectivement revenu au bureau de poste de Rabat. Selon elle, la couverture de l’un des exemplaires a été déchirée au cutter, ce que documente une image qu’elle a prise en ouvrant le colis.

« On aurait dû m’informer de ce retour. Mais je n’ai reçu aucune notification à ce sujet, s’étonne Walid Soliman. Mon nom et mon numéro de téléphone figuraient sur le colis postal. On aurait pu me dire par téléphone qu’il y avait un problème concernant le livre ou me convoquer, et j’aurais pu réagir à temps. Cet envoi a quand même un coût. »

Sur le site Douane.gov.tn, il est indiqué que « certains produits sont frappés de prohibition absolue ou soumis à des restrictions, ou encore à des mesures particulières de contrôle. Et ce, pour des raisons de sécurité publique, préservation de la santé, des mœurs ». Mais le site de la douane tunisienne précise néanmoins que « dans ces cas, l’intéressé sera convoqué pour se présenter au bureau des douanes afin de régulariser la situation des articles concernés ». Ce qui veut dire que même s’il s’agit d’une « atteinte aux bonnes mœurs », la personne devrait être prévenue.

Ce flou artistique est d’autant plus troublant qu’il s’agit d’un objet culturel, en l’occurrence un livre papier en plusieurs exemplaires. C’est ce qui laisse Walid Soliman se demander : « Qui a pris cette décision ? Sur quels critères ? Je n’ai eu aucun détail, ni de la part de la douane ni de de la part de la poste ».

« Moi j’appelle cela de la censure »

Celui qui a traduit Andrei Kourkov, Mario Vargas Llosa et Gisèle Halimi, entre autres, se dit « scandalisé » par ce qu’il considère comme une « censure ».

« C’est très grave. Quand des livres sont retournés dans ces conditions, sans aucune explication valable, moi j’appelle cela de la censure. Je ne trouve pas un autre mot pour décrire cela. C’est la première fois que je vis une telle expérience. »

La couverture de cette première traduction arabe de Virginie Despentes montre la main d’un King Kong aux ongles passés au vernis rouge, qui serre une autre main, visiblement féminine. Paru en 2023 au Maroc, le livre a créé l’évènement avec le vocabulaire très cru dont l’autrice fait usage dans chaque page. Mais au-delà de cet aspect formel, il exprime sans retenue un ras-le-bol d’une catégorie silencieuse : les femmes qui ne se retrouvent pas dans les canons de beauté dominants, façonnés par le regard masculin. Despentes s’y fait la porte-parole des « invendues, les tordues, celles qui ont le crâne rasé, celles qui ne savent pas s’habiller, celles qui ont peur de puer, celles qui ont les chicots pourris, celles qui ont des gros bides, celles qui voudraient être des hommes ». C’est dire que ce livre n’a pas perdu de sa verve subversive aux yeux d’un lectorat arabophone féminin de 2023.

Walid Soliman concède que le livre « veut choquer pour faire passer ses idées », sans comprendre pour autant qu’on le refoule en Tunisie.

« Il est sorti légalement au Maroc et en France. J’ai passé huit mois à traduire ce texte très difficile. J’ai été invité à en parler dans des festivals internationaux. Et voilà comment je suis traité. Plus généralement, j’entends de plus en plus parler d’affaires de censure en Tunisie. Cette dégringolade de la liberté de création devient très inquiétante. Je ne sais pas ce que fait le ministère de la Culture et l’Unions des écrivains tunisiens. Normalement, ils devraient défendre les créateurs contre de tels comportements scandaleux. »