C’est une tribune qui a fait couler beaucoup d’encre, surtout au-delà de l’Hexagone. Signée par l’écrivain franco-marocain, Tahar Ben Jelloun et publiée par l’hebdomadaire de droite Le Point, celle-ci décrète la mort de la cause palestinienne, le 7 octobre 2023. D’emblée, le titulaire du prestigieux Prix Goncourt rappelle qu’il est « arabe et musulman de naissance, de culture et d’éducation traditionnelle, marocaine », avant d’épouser la position officielle des autorités françaises. Il condamne l’opération “Déluge d’Al-Aqsa” et met en avant l’idéologie islamiste du Hamas, organisation considérée comme terroriste par la France et par l’Union européenne.
Les images du 7 octobre 2023 ont particulièrement touché la population française, traumatisée par les attentats survenus sur son sol en 2015, en particulier, ceux du 13 novembre autour du Bataclan (l’auteur de ces lignes, habitant dans le secteur, en ressent encore les effets). L’émotion est par conséquent une réaction parfaitement humaine. Par ailleurs, le fait que certains otages aient la nationalité française crée une identification tout à fait naturelle aux victimes. Mais la stratégie des autorités a été de refuser toute contextualisation, voyant en toute tentative d’explication une apologie du terrorisme. Et le journal Le Point, proche du pouvoir, a fait sienne cette ligne. C’est dans ce contexte que cette tribune a été publiée. Si le romancier insiste sur les attaques menées par les Brigades Al Qassam, il se garde bien de condamner la punition collective infligée aux habitants de Gaza. En se limitant à Gaza et au Hamas, Ben Jelloun omet de rappeler que des civils sont victimes de crimes atroces commis par l’armée israélienne et par les colons en Cisjordanie, une zone échappant pourtant au contrôle de l’organisation islamiste. Quand il déclare qu’une «guerre se fait de soldats à soldats », l’écrivain ne peut ignorer que dans toute situation coloniale, l’armée du colonisateur s’oppose à des groupes armés, non à une armée régulière.
Valider les positions dominantes
Le recours de la classe politico-médiatique à des personnes issues des anciennes colonies pour valider les positions dominantes n’est pas nouveau et ne se limite pas à M. Ben Jelloun. Dans un autre style, l’imam franco-tunisien, Hassan Chalghoumi, remplit cette mission. Parlant un français plus qu’approximatif et appuyant toutes les positions du gouvernement en place en matière de sécurité et d’immigration mais aussi sur le conflit au Moyen-Orient, Chalghoumi offre au raciste de base une image réconfortante de ce que devrait être un « bon » Arabe et/ou musulman. Sans surprise, dans ses différentes interventions médiatiques, l’imam s’est aligné sur la position gouvernementale sur la guerre en cours depuis le 7 octobre, et n’a à aucun moment condamné les violations du droit international et le châtiment collectif infligé aux civils gazaouis. Le géopolitologue Pascal Boniface, qui a consacré un livre à l’importation du conflit israélo-palestinien en France[1], voit en Chalghoumi, un native informant. Cette notion, forgée par le penseur anticolonialiste Franz Fanon, désigne selon Boniface des personnes « qui occupent la parole d’une communauté dont ils n’ont pas le soutien, mais qui tirent leur légitimité des médias et des milieux politiques dominants ». Dans un article publié sur le site du Nouvel Observateur, le directeur de l’Institut de recherche internationale et stratégique (IRIS) accuse l’imam de conforter les préjugés contre les musulmans. De plus, l’universitaire note que les propos de l’imam dépeint par ses promoteurs comme modéré et républicain – en dépit de son passé au sein du mouvement rigoriste daawa wa tabligh – enracinent l’idée que le conflit au Moyen-Orient est d’essence purement religieuse, mettant de côté les violations par Israël du droit international et sa politique coloniale.
Autre acteur médiatique à focaliser sur la question religieuse pour mieux écarter l’aspect colonial, le journaliste-romancier franco-algérien Kamel Daoud a publié une tribune, toujours dans Le Point, pour proclamer à son tour la défaite de la « cause palestinienne » (mise entre guillemets). S’attaquant, à raison, aux autocrates arabes qui utilisent cette cause « pour faire oublier les échecs locaux retentissant », il adopte les éléments de langage des soutiens d’Israël, présentée comme « la seule démocratie de la région » et omet de rappeler que la plupart démocrates arabes opposés aux dictatures installées soutiennent la cause palestinienne. Là aussi, le conflit est ramené à la question religieuse et à la haine des Juifs. L’écrivain reprend à son compte le discours dominant en Occident en tranchant « Voilà en effet la « cause palestinienne » définitivement islamisée, confessionnalisée, devenue un espoir dément de fin de monde plutôt qu’un désir d’avoir un pays viable à côté du pays de l’autre ». En dénonçant la Loi du Talion (œil pour œil, dent pour dent), Daoud se garde bien de souligner que « le soutien inconditionnel » qu’apportent les pays occidentaux à Israël, est un blanc-seing qui va bien au-delà de cette Loi du Talion. S’il est sain pour tout défenseur des droits humains de dénoncer le meurtre des civils, le terrorisme et la haine basée sur l’appartenance ethnique ou religieuse, Kamel Daoud ne semble pas ému d’entendre un ministre israélien qualifier les habitants de Gaza d’animaux humains ou le président de cette « démocratie » estimer que « toute la nation [de Gaza] » était responsable de la présence du Hamas au pouvoir.
Diabolisation des populations arabo-musulmanes
Parallèlement, une opération de diabolisation s’est abattue sur les populations perçues comme arabes ou musulmanes. La presse française a abondamment commenté l’intervention de la police à Valence (sud-est) pour un éclairage défectueux d’une enseigne de restauration rapide appelée Chamas Tacos. Le néon de la lettre C étant défectueux, on pouvait désormais lire « Hamas Tacos ». Au-delà du côté anecdotique, cette histoire est symptomatique d’une crispation identitaire visant les populations arabo-musulmanes, vues comme un vivier du terrorisme islamiste. Le ministère de l’Intérieur a ordonné aux préfets d’interdire toutes les manifestations pro-palestiniennes. Le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin a qualifié de « pro-Hamas » ces rassemblements, jetant le discrédit sur tout mouvement de sympathie envers les populations civiles. Cette décision a fini par être annulée par le Conseil d’Etat. Le même Darmanin a essayé, sans jamais en apporter la preuve, de relier l’assassinat d’un enseignant à Arras (nord) par un islamiste russe à la cause palestinienne. Mais ce sont sans doute les accusations qu’il a portées à l’encontre du footballeur Karim Benzema qui relèvent du racisme d’Etat. Réagissant au message de soutien de l’international français pour les populations de Gaza, Darmanin a ainsi affirmé que celui-ci était en lien notoire avec les Frères musulmans. La sénatrice de droite, Valérie Boyer, y a vu une occasion pour demander la déchéance de nationalité de l’intéressé. Les attaques contre Benzema ne sont pas nouvelles. Mais elles étaient longtemps circonscrites à l’extrême droite. Depuis que l’ancien Premier ministre, Manuel Valls – soutien de l’extrême droite israélienne – s’en est emparée, les pouvoirs successifs lui ont emboîté le pas, donnant ainsi une « respectabilité » à des réflexions dont le fond raciste est manifeste.
Cette assertion révèle d’abord l’étendue de l’ignorance de Darmanin. Karim Benzema évolue aujourd’hui dans un club saoudien, or le royaume mène une guerre aux Frères musulmans. Une telle appartenance « notoire » aurait été un frein au transfert. Mais ce sont surtout les justifications du cabinet du ministre qui démontrent l’étendue de l’amalgame inquisitoire. Contactés par FranceInfo, les services du ministre parlent d’un « signal particulièrement flou », évoquent un « prosélytisme sur les réseaux sociaux autour du culte musulman, comme le jeûne, la prière, le pèlerinage à la Mecque » ou encore un « like » sur une publication anti-Macron, publication également « likée » par David Beckham. Interrogé à la télévision, Darmanin, finit par proposer de retirer ses accusations si le footballeur publie un tweet sur la mort de l’enseignant Dominique Bernard, assassiné à Arras. Cette sortie est un aveu implicite du ministre que les accusations étaient totalement infondées. Rappelons que ce dernier dirige les services de renseignements.
Les populations arabo-musulmanes vivant en France subissent les conséquences du traitement politico-médiatique de la guerre à Gaza. En soutenant la cause palestinienne, elles prennent le risque de subir des amalgames orchestrés jusque dans les hautes sphères du pouvoir. En revanche, les profils s’alignant sur les positions dominantes sont promus et leur « intégration » louée.
[1] Pascal Boniface, La France malade du conflit israélo-palestinien. Paris, Salvator, 2014
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