L’informalité économique est depuis très longtemps au centre des débats, en Tunisie et dans le reste du monde. Mais ce concept a une facette politique, beaucoup moins connue et débattue sur laquelle la 37ème édition des Journées de l’Entreprise (7-9 décembre 2023), organisées tous les ans à cette période de l’année par l’Institut Arabe des Chefs d’Entreprises (IACE), a braqué ses projecteurs. L’évènement économique de l’année y a dédié un panel intitulé « L’informalité dans l’Etat ». Motif de ce choix ? D’après une introduction du think tank patronal, il réside dans le fait que l’informalité politique –qui se manifeste « dans le fonctionnement des Etats, dans l’organisation et l’exercice du pouvoir, la relation délicate entre le monde économique et politique, le lobbying, le financement des partis politiques, le passage des leaders de la sphère économique à la sphère politique et vice-versa»- est de plus en plus pointée du doigt en raison de « l’interférence et l’influence des acteurs économiques dans les décisions de l’Etat ».
Neila Chaabane rappelle que « tout exercice du pouvoir, dans un Etat, qu’il soit démocratique, ou non, obéit à des règles, qui sont consacrées dans des textes –constitution, lois, etc. ». Mais bien qu’il y ait son fondement, l’exercice effectif du pouvoir « côtoie ces textes », note la doyenne de la Faculté des sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis.
L’universitaire distingue trois formes d’informalité dans l’organisation et l’exercice du pouvoir : « l’informalité induite par les règles d’exercice du pouvoir, l’informalité tolérée par ces règles, et il y a une troisième –à laquelle nous pensons tous- qui exclut les règles d’exercice du pouvoir ».
Que signifie « informalité induite par les règles d’exercice du pouvoir » ? Dans « pratiquement toutes les constitutions, il y a le principe de la séparation des pouvoirs. Cependant, lorsqu’on observe le fonctionnement des institutions, on constate que d’autres règles prennent le relais et permettent à l’exécutif de concentrer le pouvoir », souligne Neila Chaabane.
La doyenne de la Faculté des sciences Juridiques, Politiques et Sociales donne un exemple pour illustrer son propos. Le gouvernement doit avoir l’aval du parlement pour exercer ses pouvoirs. Mais en réalité, « le fonctionnement est autre. C’est le gouvernement qui élabore les lois, prend les mesures assurant l’exécution des lois, et c’est pratiquement le gouvernement qui dicte l’agenda du parlement. Etant donné que s’il est au pouvoir c’est parce qu’il est soutenu par une majorité, qu’elle soit un parti politique ou plusieurs », note l’universitaire.
Neila Chaabane se demande, au sujet du fonctionnement de l’exécutif, « qui en son sein fait l’essentiel du travail ? C’est l’administration. C’est elle qui élabore les textes et veille à leur exécution. Et c’est l’administration qui par jeu d’inertie peut bloquer toute réforme et toute mesure qui ne lui convient pas », répond-t-elle.
L’informalité tolérée dans l’’exercice du pouvoir, ensuite. Il s’agit là du rôle des partis politiques, de la société civile, des réseaux sociaux, des médias, etc. « Même si on a besoin d’interaction » entre ces acteurs et les différentes institutions de l’Etat, le problème réside, d’après l’universitaire, dans la manière de matérialiser ce rapport « sans qu’il conduise à des formes de corruption et de népotisme ».
Neila Chaabane donne l’exemple des partis politiques. Tout en leur reconnaissant le droit de nommer certains de leurs membres à certains postes, la doyenne de la Faculté des sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis trouve anormal et inquiétant qu’ils « s’attaquent à la haute administration » et surtout quand les nominations se font « en fonction d’affinités politiques ».
Alors que faire face à cette réalité ? L’universitaire constate que le monde des affaires « s’y est adapté en intégrant le monde politique, notamment en finançant les partis ». Ce financement est admis et ne pose pas problème dans les pays –les Etats-Unis, par exemple- « où tout est clair et codifié » dans ce domaine. « Le problème c’est dans les pays où tout cela est opaque », souligne Neila Chaabane.
Pour la doyenne de la Faculté des sciences Juridiques, Politiques et Sociales de Tunis, « la solution à l’informalité politique illégale et décriée passe par une plus grande transparence. On ne peut pas régler ce problème par la répression. Il faut agir en amont et privilégier la prévention. Le curatif doit figurer au second plan ».
Besoin d’institutions fortes et flexibles
Mercedes Araoz pense, elle, qu’« en Afrique du Nord, ainsi que dans notre région (elle est péruvienne), les politiques sont mauvaises parce que nous n’avons pas développé des institutions pour en avoir de bonnes ». L’ancienne vice-présidente et premier ministre de la république du Pérou estime que « nous avons besoin d’institutions fortes et flexibles pour que les règles d’engagement ne soient pas enfreintes » et que les décideurs politiques « ont besoin d’un dialogue avec le public pour le comprendre ». Car « des espaces de démocraties sont nécessaires pour décider ce que nous voulons, et les bonnes politiques dépendent du dialogue entre le gouvernement et le peuple ».
Dans les années 90, il y a eu des réformes au Pérou et « les hommes d’affaires étaient contents. Mais nous avons découvert que ces réformes étaient contaminées par la politique car nous avons oublié de faire quelques chose d’important : la réforme politique », analyse Mercedes Araouz.
Pour combattre l’informalité en politique et en particulier au sein de l’Etat, il faut aussi des règles, observe l’ancienne dirigeante politique. Au Pérou certaines sont déjà établies. Ainsi le lobbying est permis « mais sous certaines conditions ». L’une d’entre elles est que les ministres ont l’obligation de publier leurs agendas. Les politiques peuvent recevoir des hommes d’affaires, mais pas en secret.
Last but not least, en plus des règles il faut aussi « un bon contrôle. Mais trop de contrôle c’est mauvais. Nous devons trouver la bonne mesure », recommande l’ancienne vice-présidente et premier ministre.
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