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Paris est une dette, le dernier roman de Saber Mansouri, vient de paraître chez Elyzad. Nous y découvrons l’histoire de Nader brillant étudiant tunisien, l’oiseau rare guetté par la folie, débarqué à Paris pour rédiger une thèse dont le sujet, portant sur le verbe et la piété chez Bossuet, ne sera pas validé par la Sorbonne car jugé illégitime pour un Arabe. Pour le lecteur des deux précédents romans de l’auteur, ce sont des retrouvailles avec ce pays de Nader car c’est toujours la même patrie qui se déploie dans la littérature de Saber Mansouri, mille fois revisitée : le Nord-Ouest tunisien qui s’étend jusqu’à Constantine défiant les frontières dessinées par la colonisation. C’est le « pays têtu » de l’auteur lui-même, originaire de Nefza, pays de la précieuse « autarcie », libéré de la tyrannie du centre, celui où on boit du thé rouge n’en déplaise aux amateurs du sirupeux thé vert à la menthe, où l’on apprend à « marcher, compter et regarder l’horizon » en suivant les chèvres, pays de la dignité enseignée au berceau par les femmes car ce sont toujours elles qui « écoutent, transmettent et sauvent » dans l’univers de Mansouri. C’est le pays qui tourne résolument le dos à Tunis, à la côte, au tourisme de masse décrit comme un gigantesque réseau, monstrueux d’inefficacité et de prostitution, à la colline de Sidi Bou Said et à son jasmin pour se réclamer d’une autre « colline rouge » et d’une « Montagne blanche » dont les racines sont algériennes.

En suivant Nader, nous explorons le destin de cette humanité traversant ce que Michel Agier, en reprenant le vocable islamique, appelle Al-Barzakh dans La Peur des autres ; ce sont ceux qui sont repoussés aux dangereuses extrémités par l’histoire, ceux que les frontières dédaignent, que la mer bleue engloutit, ceux qui sont en perpétuelle survie. On y retrouve les périples liés à la carte de séjour, les difficultés des sans-papiers, ceux qui n’ont pas de domiciles fixes, voyageant léger et posant rarement leurs maigres bagages. Qui sont-ils ? Ce sont les Tunisiens, Algériens, Marocains, c’est l’Arabe baptisé terroriste depuis 2001 après avoir été voleur, c’est l’enfant syrien qui avale sa propre salive quand il a faim.

En prenant explicitement le contre-pied d’Hemingway (dont nous reconnaissons le Paris est une fête dans le choix du titre), le Parisien qu’est Saber Mansouri fait le réquisitoire d’une France et d’un occident fermés à l’Arabe, devenus « village clos sur ses certitudes », dérogeant à leurs propres valeurs, vautrés dans une autosatisfaction narcissique qui semble, selon les oracles des femmes, les mener à leur propre perte. L’Occident ne comprend pas l’Arabe et il ne parle pas sa langue. Il a beau la traduire il ne fait que la trahir : « la transcription des mots arabes en français, c’est une mise à mort du son et des êtres, plus dévastatrice que la traduction ».

Comment qualifier la langue de Saber Mansouri ? C’est un défi toujours renouvelé car elle emprunte à la fois au caractère épuré des textes classiques, tout en étant très attentive à l’arabe dans l’ampleur parfois surprenante de la syntaxe de ses phrases, au dialectal toujours présent au niveau des références, des sonorités, au grec au niveau de l’imaginaire, des métaphores. Le lecteur de Paris est une dette sera heureux d’y retrouver une clé de lecture car l’écriture y confie avoir emprunté son mouvement à la danse du chevreau, le birchni, personnage qui condense en lui les multiples univers de l’auteur et qui est omniprésent dans ses romans. Ecrire c’est se réclamer d’un texte qui « sent la boucherie », découvre-t-on dans ce dernier roman et « le geste du boucher, c’est le travail de l’écrivain, le son de la phrase advenu sans cérémonies, ni bavure, ni suffixe, ni concepts. »

Que reste-t-il, en définitive, pour que la lourde dette parisienne devienne plus douce à porter ? Un certain sens de l’hospitalité, une ode à l’amitié toute grecque, méditerranéenne et que le monde semble avoir perdue car « le principe est simple, il est universel, il a fait ses preuves : dis-moi ce que tu penses de l’étranger qui vient, je te dirai qui tu es. »


Saber Mansouri est un essayiste et romancier tunisien installé à Paris. Il a écrit : « Je suis né huit fois », Editions du Seuil, 2013 et « Une Femme sans écritures », Seuil, 2017.