Massif et majestueux, le pont surplombe une vallée parsemée d’une verdure obstinée. De part et d’autre de l’édifice, des arbres clairsemés entourent un maigre cours d’eau boueuse, témoignant des quelques pluies de décembre dernier. Cependant, les pierres formant cet édifice singulier paraissent suinter des siècles d’histoire. Il faudra le traverser pour entrer à El Battan. Attestant de son importance, les armoiries de la commune accordent une place centrale à cette construction à l’allure médiévale. Le blason communal arbore ainsi une chéchia, le couvre-chef emblématique de la Tunisie, des chevaux, attestant de l’importance du haras de la région, et une esquisse stylisée du pont monumental.

La bourgade, relevant du gouvernorat de la Manouba, est située à 35 km à peine de Tunis, sur la rive droite de la Medjerda. La commune comptant actuellement près de 7000 habitants a rarement les honneurs de l’actualité. C’est sporadiquement qu’El Battan est évoquée dans les médias, le plus souvent pour des affaires mettant en évidence un profond malaise social. En novembre 2022, l’arrestation d’un conseiller municipal, accusé d’organiser des opérations de migration irrégulière, avait fait des gorges chaudes. L’incendie qui a touché le bureau du chef de poste de la police locale, en janvier 2018, a été abondamment commenté. En avril 2013, des habitants de la région ont bloqué la route d’El Battan vers la capitale, pour revendiquer le développement et des emplois, et dénoncer l’inaction des autorités. Mais à défaut d’être prospère au présent, la cité est riche de son passé.

Riche d’histoire

El Battan s’est développée dès le 17ème siècle, profitant de l’afflux des Morisques expulsés d’Espagne par le roi Philippe II. Ces nouvelles populations ont apporté leur savoir-faire artisanal et agricole. Or la région a un atout maître, puisqu’elle se trouve au centre d’une plaine où se pratique l’agriculture d’irrigation, et se cultivent des légumes, des arbres fruitiers, des oliviers… Ainsi, le pont-barrage permettant jusqu’à nos jours d’accéder à la ville, a été édifié en 1690 par Mohamed Bey El Mouradi, qui a régné sur la Tunisie de 1686 à 1696. Le monument a facilité l’irrigation des terres. L’édifice de 114 mètres de long[1], avec ses arcs et ses piles, devait permettre de maîtriser le flux des eaux de la Medjerda.  Le monument a été classé historique et archéologique, en vertu du décret présidentiel du 15 janvier 2001[2]. Et c’est cet ouvrage qui aura permis à la localité de gagner son nom.

En effet, le terme El Battan est dérivé du mot espagnol « Batàn », qui renvoie au moulin à foulon installé aux abords du fleuve Medjerda depuis le 17ème siècle, au pied du pont. Il s’agit un moulin d’industrie textile, qui sert à assouplir la laine pour en confectionner des chéchias. Cette industrie se basait à l’origine principalement sur l’énergie hydraulique, ce qui explique le choix de la vallée de Medjerda pour mettre en place cette manufacture. Ainsi, la foulerie a été bâtie à côté du pont, à l’époque de Mohamed Bey El Mouradi. D’après des documents cités par le professeur Abdeljelil Temimi dans la Revue d’Histoire Maghrébine[3], l’historien et prêtre espagnol Francisco Ximénez, ayant vécu sous l’ère de ce souverain, a rapporté qu’« Il y a des moulins à foulon où on foule les bonnets colorés utilisés par les Maures. Ils sont au Bey. Ici, il y a un pont de 24 arcs ; les quatre derniers couvrent le moulin et la foulerie des bonnets. Ce pont a été construit par Mahamet Bey ».

Des sources historiques révèlent que les pierres ayant servies à la construction de ce pont proviennent d’autres ruines antiques, dont celle de Thuburbo Majus, d’El Fahs, du gouvernorat de Zaghouan, et de Thibiuca, appelée actuellement Tebourba[4]. Les monuments chargés d’histoire finissent ainsi au fil des siècles par être recyclés.

« Depuis la nuit des temps, nous avons l’habitude de récupérer ce qui ne nous appartient pas. Ça a été toujours comme ça », ironise Am Fathi (pseudonyme), un sexagénaire qui travaille depuis son plus jeune âge, dans la foulerie des chéchias.

Industrie et pluviométrie

« Figurez- vous que les flux d’eau de l’oued alimentaient les machines de foulage et de lavage de laine. Maintenant, l’oued est presque tari », soupire Am Fathi. Les machines ont abandonné cette source d’énergie depuis les années 50. Quelques siècles après la construction du barrage, les changements climatiques ont gravement affecté le pays. Medjerda, le seul cours d’eau pérenne, agonise. Les taux de pluviométrie régressent d’une saison à une autre. Alors que les flux d’eau alimentaient des machines industrielles de foulage de laine, on ne voit actuellement qu’un maigre ruisselet, sur une surface étroite de la vallée d’El Battan. Et le vieil artisan d’ironiser :

Depuis que les autorités ont entamé les travaux de curage de l’oued, aucune goutte de pluie n’est tombée. Comme si Dieu se vengeait de nous.

Un bruit assourdissant provient de foulerie des chéchias. Une machine à deux roues resserre les fils de laine, frotte les fibres et façonne le tissu pour qu’il prenne la forme finale de la chéchia. Le produit est acheminé par la suite vers El Alia, dans la région de Bizerte, pour le cardage, avant de retourner à Tunis, pour la mise en forme et les dernières finitions au souk Ech-Chaouachine, construit également par Mohamed Bey El Mouradi en 1691-1692.

« Ces bonnets en laine sont tricotés par des femmes de la zone. Puis, ils sont foulés par les machines. Actuellement, on en a quatre. Près de 400 personnes détenaient des parts dans cette manufacture. Il n’en reste plus qu’une quinzaine », se désole Am Fathi. « La fabrication des chéchias est un métier qui se transmet de père en fils. C’était aussi celui de mon grand-père, et de mon propre père. Mes descendants prendront la relève », assure l’artisan.

Menace d’effondrement 

A quelques pas du pont, s’étale une large muraille, près de laquelle une pancarte indique: « attention, bâtiment menacé d’effondrement ». Il s’agit d’un espace qui abrite l’ancien palais Ben Ayed, bâti en 1616, et une ancienne manufacture de draps militaires, construite entre 1839 et 1841[5], aujourd’hui laissée à l’abandon. Depuis 1982, le palais est géré par la Fondation nationale d’amélioration de la race chevaline (Fnarc).  C’est désormais un haras dédié à l’élevage de races locales, tels les poneys de Mogod, et les chevaux barbes.

Passionné d’équitation, Montasser Zoghlami, est le jeune président d’une association locale, « Ajyel El Battan » [Générations d’el-Battan], qui assiste notamment la commune dans des projets de développement. Son oncle a remporté le prix national des sports équestres, dans la catégorie saut d’obstacles, dans les années 90, nous dit-il fièrement, soulignant que la passion des chevaux se transmet en famille. Mais là aussi, l’évolution n’incite guère à l’optimisme.

On avait un club d’équitation à El Battan, avant même celui de la Soukra. Je faisais moi-même partie de ce club. Mais il a été fermé il y a quelques années,

déplore Montasser.

Et l’état de délabrement des édifices historiques n’augure rien de bon. « Après l’effondrement d’une partie du rempart de Kairouan, (ayant eu lieu le 16 décembre 2023, ndlr), les autorités se sont contentées d’interdire aux piétons de s’approcher du mur du bâtiment, sans entamer des travaux de réaménagement. A croire qu’un éventuel effondrement de la bâtisse de l’intérieur, ne dérangerait personne », lâche Montasser.

Manifestement, beaucoup d’eau risque de couler sous le pont d’El Battan, avant que la localité ne recouvre son lustre d’antan.


[1] Agence de Mise en Valeur du Patrimoine et de Promotion Culturelle (Amvppc).

[2] Journal officiel n°7, 23 janvier 2001.

[3] Temimi, Abdeljelil, « Nouveaux documents sur les andalous de la Tunisieau début du XVIIIème siècle », extrait de la Revue d’Histoire Maghrébine, janvier 1980, p.14.

[4] Merlin, Alfred, « Un proconsul d’Afrique méconnu, Egrilius Plarianus ».

[5] Anne-Marie Planel, « Les ingénieurs des beys de Tunis experts des réformes du XIXe siècle ? », L’ingénieur moderne au Maghreb, (XIXE-XXE siècles), IRMC.