Plusieurs “influenceurs” sur les réseaux sociaux ont écopé de lourdes peines de prison, simplement pour avoir publié des contenus jugés contraires aux “valeurs de la société”.

Dans une déclaration accordée le 5 novembre à la radio Diwan Fm, le porte-parole du Tribunal de première instance de Tunis a fait savoir que quatre “influenceurs” ont été condamnés à des peines allant de 18 mois à plus de quatre ans de prison.

Ces condamnations interviennent après la publication, le 27 octobre, par le ministère de la Justice, d’un communiqué faisant état de poursuites judiciaires contre tout individu publiant des contenus jugés contraires aux bonnes mœurs de la société.

Lors d’une session parlementaire, lundi 11 novembre, la ministre de la Justice, Leila Jaffel, a déclaré que les lois appliquées dans les affaires relatives aux personnes pour atteinte aux “bonnes mœurs” ne sont pas nouvelles puisqu’elles existent depuis longtemps dans le Code pénal.

Celui-ci réprime, en effet, ce qui est considéré comme étant des attentats aux bonnes mœurs, des outrages publics à la pudeur, un attentat à la pudeur, une incitation à la débauche. Des expressions ambiguës ayant une valeur juridique à travers l’article 226 bis dudit Code. Celui-ci dispose que :

Est puni de six mois d’emprisonnement et d’une amende de mille dinars quiconque porte publiquement atteinte aux bonnes mœurs ou à la morale publique par le geste ou la parole ou gène intentionnellement autrui d’une façon qui porte atteinte à la pudeur. Est passible des mêmes peines prévues quiconque attire publiquement l’attention sur une occasion de commettre la débauche, par des écrits, des enregistrements, des messages audio ou visuels, électroniques ou optiques.

L’aspect évasif de l’article 226 laisse présager une extension du champ de la répression.

Jugements arbitraires et abusifs

Dans les prisons tunisiennes croupissent aussi bien des meurtriers, que des émetteurs de chèques sans provision ou des personnes jugées pour atteinte aux bonnes mœurs. On peut aussi se retrouver derrière les barreaux pour avoir fumé un joint.

Les jugements prononcés questionnent leurs caractères juste et équitable, censés être garantis par la justice. Le 5 novembre, un homme a été condamné à trois ans de prison pour meurtre. Quelques jours après, des “influenceurs” ont écopé de cinq ans de prison à la suite de leurs activités considérées comme blasphématoires envers les mœurs.

Ben Arous 20 octobre 2022, des manifestants plaident la fin de l’impunité dans l’affaire du meurtre d’Omar Laabidi. Photo: Seif Koussani

L’aspect arbitraire de la justice se manifeste également dans le temps requis pour le prononcement du verdict. Il a fallu plus de six ans de marathon judiciaire pour que la Chambre pénale du Tribunal de première instance de Ben Arous condamne douze agents de sécurité à seulement un an de prison avec sursis pour homicide involontaire et d’acquitter deux autres.  L’impunité dont jouissent les policiers en Tunisie est révélatrice de la politique des deux poids deux mesures suivie par la justice.

Des Tunisiens gisent également dans les prisons durant des années en attente de leur jugement dans la cadre de la détention préventive. Censée être “exceptionnelle”, “obligatoirement motivée” et ne dépassant pas six mois, cette disposition est renouvelée, permettant ainsi le prolongement de l’incarcération de la personne inculpée. La longueur des délais d’attente fait ainsi que des personnes détenues restent détenus sans jugement à cause de reports d’audiences répétitives et pour un motif vague.

Des peines privatives de la liberté quasi-systématiques

Interviewé par Nawaat, Chadi Trifi membre du bureau exécutif de la Ligue tunisienne des droits de l’Homme (LTDH) dénonce la banalisation des peines privatives de liberté prononcées par des magistrats, notamment après les vacances judiciaires de cette année. En premier lieu du côté des procureurs de la République.

 “Ces derniers ont tendance à envoyer les inculpés en prison sans un examen approfondi de leurs dossiers. En réalité, ils ne connaissent pas ce que c’est que de mettre une personne dans une prison en Tunisie”, déplore-t-il.

 Résultat : le taux de surpopulation carcérale est passé de 170% à 300% en été dernier. “Des chiffres reconnus par le ministère de la Justice”, précise-t-il. Et la surpopulation carcérale induit des conditions de détention “déplorables”, “inhumaines”, et “bafouant les droits des détenus”, dénonce Trifi.

Palais de Carthage le 28 octobre 2024, Kais Saied reçoit la ministre de la Justice Leila Jaffel – Présidence de la République

Pour y remédier, il faut recourir aux peines alternatives à l’incarcération. Celles-ci existent en droit tunisien depuis 1999 à travers le travail d’intérêt général (TIG), en substitution à une peine de prison ferme d’une durée ne dépassant pas un an.

Les réformes du Code pénal et du Code des procédures pénales, prévues depuis des années, devraient renforcer le recours à l’aménagement des peines, à l’instar de la surveillance électronique, le système de semi-liberté ou l’amende. Ce système devrait être réservé notamment aux délits ne causant pas de préjudice à l’intérêt général.

“Tous les actes jugés contraires à la loi ne se valent pas. Il est impératif de réviser le Code pénal dans son volet répressif”, plaide Chadi Trifi. Il fait savoir que le ministère de la Justice dispose d’un budget alloué aux bracelets électroniques mais ne l’utilise pas, faute d’une volonté politique réelle allant vers la réforme de la justice, se désole-t-il.

Cette volonté a fait en sorte, au contraire, d’affaiblir le pouvoir des magistrats. Beaucoup de ces derniers travaillent désormais dans la peur et sont à la solde du pouvoir. Le démantèlement du Conseil supérieur de la magistrature (CSM) n’arrange pas les choses. Dans une publication datant de 2019 et intitulée “Lutter contre la surpopulation carcérale en Tunisie”, l’organisation Avocats sans frontières (ASF) a plaidé pour un travail de sensibilisation des magistrats au prononcé des peines alternatives de la part du CSM.

Finalement, cette politique répressive s’inscrit dans un cadre plus général dépassant les affaires des “influenceurs”. Elle rappelle les dérives liberticides du régime égyptien d’Abdel Fattah al-Sissi, qui s’est attaqué aux influenceurs au nom des “valeurs familiales”. Ainsi, Kais Saied entraîne, lui aussi, la répression sur le terrain de la ”morale publique”. Dans l’attente d’appliquer les mêmes recettes à d’autres dossiers.