En quittant la ville de Gabès, en direction de l’oasis de Chenini, à 2 kilomètres à peine à l’ouest de la ville, on ne s’attend pas à trouver un tel îlot de verdure. La culture à trois étages, palmiers, arbres fruitiers et maraîchage y ont façonné un environnement unique. On en oublierait presque l’industrie chimique qui pollue la région depuis les années 70. Et pourtant, derrière ce paysage idyllique se cache un concentré de problèmes : disparition spectaculaire des ressources hydrauliques en à peine 20 ans, perte de la biodiversité, morcellement des parcelles, urbanisation non maitrisée, pollution industrielle, destruction des mécanismes de solidarité. Tout y est. Une situation dénoncée par les habitants et la société civile depuis des lustres sans qu’aucun changement véritable ne s’opère.

Pourtant, l’heure n’est plus aux demi-mesures : la situation sur le front environnemental et socioéconomique s’aggrave chaque jour davantage. Face à de tels défis, l’association Focus Gabes a organisé les « Oasis Days », du 31 octobre au 3 novembre 2024, pour sensibiliser les différents partis prenants aux menaces pesant sur l’Oasis de Gabes. Militants, agriculteurs, chercheurs, institutionnels se sont réunis pour réfléchir à des solutions concrètes. Parmi eux, Mabrouk Jebri, enseignant à la retraite, militant infatigable et co-fondateur de l’Association de Sauvegarde de l’Oasis de Chenini (ASOC) et de l’Association Formes et Couleurs Oasiennes (AFCO).

Dépossession des ressources

« Les constats sont les mêmes depuis plusieurs décennies », se désole t-il. « Et pourtant, il ne faut pas lâcher : nous devons sauver ce qui peut encore l’être». S’il refuse d’être envahi par la nostalgie, Mabrouk Jebri ne peut s’empêcher d’évoquer certains souvenirs : l’agriculture paysanne, les solidarités familiales, les baignades dans l’Oued, les centaines de variétés de dattes. Comment un territoire a pu se transformer en si peu de temps ? En conteur, il nous invite à observer l’évolution de ce que fut l’oasis, autrefois. Ici, les canaux en terre, ingénieux mécanisme d’irrigation remplacé par des canaux cimentés, là des nouvelles plantations d’oliviers, souvent en monoculture, qui viennent concurrencer la culture à étages. Plus loin, ce sont d’immenses villas qui témoignent d’une « jardinisation » des terres oasiennes. Et ce lit desséché de l’oued nous rappelle que cette terre était alimentée par plus de 400 sources d’eau. Et regardez par là, tous ces palmiers qui ont été abattus. Le désenchantement est grand. Au tournant des années 1970, les politiques de développement et de modernisation nationales se sont traduites par une véritable dépossession des ressources oasiennes et une marginalisation de ces territoires.

Entre une volonté affichée de valorisation économique des ressources locales et la réalité d’une déstructuration du milieu, les espaces oasiens voient leurs conditions d’accès aux ressources en eau transformées[1]. Les équilibres socio-économiques et spatiaux sont brutalement anéantis. L’activité agricole paysanne connait une crise majeure : privés des ressources productives, les habitants de l’oasis s’orientent vers d’autres activités et délaissent l’agriculture.

Novembre 2024- Visite guidée dans l’oasis de Gabes avec M. Mabrouk Jebri – Focus Gabes

Crise de l’activité agricole

« Comment voulez-vous motiver un jeune à travailler la terre lorsque l’on manque de tout ? », fulmine Mabrouk Jebri. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : le tour d’eau, qui indique le temps entre deux irrigations pour une même parcelle, passe de 15 jours à 30 jours, voir 60 en été ! Cet accaparement des ressources – notamment par le pompage des eaux en profondeur – se fait non seulement au profit de l’industrie chimique mais aussi d’une agriculture d’investisseurs. En effet, l’Etat n’a cessé d’inciter à la production agricole à destination des marchés d’exportation. C’est ainsi que les périmètres irrigués privés sont passés de 363 ha en 1984 à 2 519 en 2011, représentant désormais plus de 40 % de l’ensemble des périmètres irrigués[2]. Ces politiques d’intensification, de spécialisation et de libéralisation accrue ont mis au ban les petits agriculteurs de l’oasis. Leur doyen Am Salah, est devenu la coqueluche de la société civile locale tant il sait si bien dépeindre l’évolution de l’oasis.

Le sourire éclatant et le regard pétillant, il raconte comment les politiques de modernisation du secteur agricole ont réduit à néant l’agriculture traditionnelle ou familiale. Contraste saisissant entre ses paroles et la sérénité qu’il dégage. Il n’y a ni colère ni haine, juste un profond sentiment de gâchis.

Nous avions nos propres semences, notre propre système d’irrigation, notre propre rythme. Mais ils ont méprisé tout cela, en nous faisant passer pour des ignorants ! Mais nous, les paysans, savons bien mieux que tous les experts réunis.

Les petites exploitations oasiennes ont progressivement perdu leur capacité à maintenir des systèmes de production diversifiés répondant aux besoins alimentaires locaux et des revenus réguliers pour couvrir leurs besoins domestiques. On estime qu’entre les années 1960 et aujourd’hui, les oasis « traditionnelles » ont globalement perdu la moitié de leurs surfaces cultivées[3]. Chez Am Salah, rien ne semble avoir bougé. Une impression étrange d’être dans un musée vivant où tout est en harmonie, dans une simplicité touchante. Installé à l’ombre, il prépare tranquillement son thé, disposé sur un « kanoun ». Entre deux phrases, il secoue légèrement la théière, ouvre le couvercle et s’assure que le thé ne brule pas. « Le thé, j’en ai besoin comme un arbre a besoin d’eau », dit-il malicieusement. A l’intérieur d’une des pièces, de nombreux bocaux en verre sont disposés sur des étagères. Il y garde précieusement les semences locales, qu’il sélectionne avec soin. Blettes, navets, piments, radis, laitues… chacune des graines ont été récoltées, lavées, séchées et triées. « C’est ça ou la disparition de notre patrimoine oasien », affirme l’infatigable agriculteur.

Les participants de la 2eme édition des « Oasis Days » partent à la découverte de l’oasis de Chenini – Focus Gabes

A qui la relève ?

Mais le système traditionnel a été touché dans son essence, ne laissant que peu d’espoir aux habitants de Chenini. « Nous observons, impuissants, notre oasis se dégrader à vue d’œil », déplore Mabrouk Jebri. Pourtant, de nombreuses initiatives ont tenté de construire des alternatives en réhabilitant des pratiques anciennes, en revalorisant les ressources locales ou encore, en redéfinissant le modèle agricole : création d’une station de compostage qui permet la valorisation de 5 à 6 tonnes de déchets végétaux pas semaine, création d’un jardin de la biodiversité qui réintroduit des cultures délaissées comme le henné ou le bananier, sensibilisation et formation auprès des agriculteurs pour la production de semences locales, revalorisation du terroir oasien.

Plus récemment, l’ASOC a mis à disposition des parcelles abandonnées. Hamadi, qui vient tout juste de fêter ses 30 ans, s’occupe de l’une d’entre elles. « S’il n’y avait pas la passion, je ne serais pas ici », affirme-t-il sans détour. En effet, les jeunes agriculteurs se comptent sur les doigts d’une main dans l’oasis.

Depuis que je suis petit, à peine rentré de l’école, je jetais mon cartable, prenais mon vélo et rejoignais mon père sur les terres qu’il cultivait.

Aujourd’hui encore, c’est son père qui le guide dans sa nouvelle vocation. « Si j’’ai voulu me consacrer au travail de la terre, c’est parce que c’est la seule chose qui me procure autant de joie ! Mais n’allez pas croire que c’est ce qui me permet de gagner ma vie : si tu veux vivre correctement, ne devient surtout pas agriculteur, ou alors garde cette activité comme un passe-temps », reconnait-il. C’est justement le cas pour la plupart des habitants de l’oasis : ils sont instituteurs, commerçants, chauffeurs de taxi et s’occupent de leur parcelle en fin de journée, non pas à la recherche d’un rendement, mais pour ne pas laisser la terre de leurs ancêtres en friche. Une question d’honneur. Hamadi, lui, ne se voit pas ailleurs que les pieds dans la terre. Pour s’en sortir, il diversifie autant qu’il peut ses activités : production de fruits et légumes, de plantes, élevage. Et il se voit aussi renoncer à certaines cultures, trop coûteuses. Sa parcelle, il la veut vivante : les jeunes de l’oasis viennent régulièrement lui donner un coup de main, des évènements y sont organisés (dans le cadre des Oasis Days un spectacle y a été donné), il y accueille volontiers les autres agriculteurs. « Tout cela était normal avant, on allait dans les parcelles des uns et des autres, on s’entraidait. Mais cette solidarité est devenue rare. Il faut coûte que coûte la faire renaître pour notre survie », plaide Hamadi. Et l’Etat ?

Je ne me souviens qu’il y a un Etat que lorsque je sors ma carte d’identité tunisienne ! Que voudrais-tu que j’attende d’un Etat qui détruit méthodiquement depuis plus d’un demi-siècle, ce que nous avons de plus précieux ?

Mabrouk Jebri refuse pourtant de sombrer dans le défaitisme, il parle « d’éveiller les consciences », de « réparer les erreurs commises par les hommes »« de toujours garder espoir ». Une question de survie.  


[1] « Sauver les oasis », recomposer les dominations, Cairn.info.

[2] Compétition sur les ressources hydrauliques et marginalisation sociale, à qui profite la disparition des canaux ? Cairn.info.

[3] Ibid.