La pièce de théâtre El-Bakharra, du jeune metteur en scène tunisien Sadok Trabelsi, a remporté le Tanit d’or de la 25e édition des Journées théâtrales de Carthage, qui ont baissé le rideau le 30 novembre 2024. Une œuvre artistique qui transporte le public dans des villes tunisiennes anonymes, asphyxiées par la pollution. Le metteur en scène, parle-t-il ici de Gabès, de Sfax, d’une autre ville ou alors du pays tout entier ? Il laisse au public et aux critiques la latitude d’interpréter les messages après avoir interagi avec les techniques d’éclairage, les effets sonores et la créativité des acteurs sur scène.

Un éclairage qui vous procure des sensations d’angoisse et d’étouffement et vous donne envie de hurler. Une lumière d’un jaune étouffant jaillit par moment, renvoyant aux odeurs nauséabondes des émissions de gaz et des terres arides, sans verdure et sans âme qui vive. Une   lumière rouge, surgissant par intermittence, donne l’alerte, tandis que les corps des acteurs et actrices se déploient sur la scène dans un rythme alternant entre souplesse et nonchalance, rappelant celle de prisonniers enchainés. Dans une autre scène, une lumière blanche éblouissante surgit, pareille à un projecteur dévoilant les dessous d’un crime écologique dont les effets destructeurs s’intensifient jour après jour, avec une cruauté toujours plus grande.

Le décor en clair-obscur et la parfaite osmose entre les comédiens du début à la fin de la pièce, avec un dialogue survolté, captivent les spectateurs et les incitent à chaque instant à se poser des questions au sujet de l’impact de la «bakharra» (un polluant industriel à base de soufre utilisé dans l’industrie chimique) sur les différents aspects de la vie dans les villes où sont implantées des usines chimiques. Ainsi, les acteurs agissent sur les émotions du spectateur, le faisant balloter entre l’espoir d’une prise de conscience des enjeux environnementaux et la colère, face à l’indifférence envers la destruction de l’environnement des villes industrielles et aux conséquences de certains choix économiques sur la terre, l’homme et à la vie.

La pièce suit le processus de l’impact de la pollution sur les villes où se concentrent les usines et les unités de l’industrie chimique. A travers le dialogue et les symboles, elle explique la transformation de la ville de Gabès, d’une oasis maritime unique au monde en une ville dont la nature se meurt. La mélancolie et l’odeur de la «bakharra» se mélangent à l’air respiré, rendant la recherche du soleil difficile sous le brouillard persistant de la vapeur. Tel un spectre de la mort qui assiège toutes les villes abritant des industries polluantes.

La pièce met en lumière l’ampleur des cas de cancer dans les villes industrielles chimiques, avec toutes les répercussions que cela représente pour la société.

Cet article tente de décrypter les univers artistique et créatif de la pièce El-Bakharra, produite par le Théâtre de l’Opéra de Tunis (Pôle Théâtre et arts scéniques), qui a remporté le Tanit d’or et les prix du meilleur scénario et des meilleures interprétations féminine et masculine, avec un aperçu de l’engagement du 4e art en faveur des combats pour l’environnement et les droits humaines.

L’art de la dénonciation

Dès la première scène, une question est posée : «Où est le soleil ?»

La pièce commence par la mise en scène d’un drame qui frappe toute une famille : un père malade, atteint d’un cancer, et toute la cellule familiale qui éclate sous les coups de boutoir du chaos environnemental.

Scène illustrative du message que véhicule la pièce El-Bakharra -JMC 2024

La pièce traduit de manière novatrice l’impact dévastateur de la destruction de l’environnement sur le cadre de vie des habitants des villes abritant des industries chimiques. Le dialogue oscille entre deux formes de protestation : l’une directe et explicite, notamment lorsque l’un des acteurs brandit un cocktail Molotov, tout criant sa révolte contre les choix politiques de l’Etat en matière d’environnement. L’autre, sous forme de messages subliminaux, dont la teneur prouve que le scénario a fait l’objet d’une recherche fouillée sur la pollution de l’air et de la mer à Sfax, à Gabès et dans son golfe. Ce texte met également en lumière l’impact de ce fléau sur les différents aspects de la vie dans les villes citées, avec un focus sur la destruction du patrimoine matériel et immatériel de la région. Cette situation est le résultat des choix économiques de l’Etat, et la conséquence de la répartition inéquitable des industries polluantes à travers le monde. Selon la division mondiale de l’industrie, les pays du Sud sont, en effet, réduits à des dépotoirs pour les déchets des pays riches du Nord.

Le public de la pièce a salué, sur les réseaux sociaux, le dévouement des acteurs sur scène. Certains ont essayé de retrouver les origines et les engagements publics de chaque acteur sur les questions environnementales. Par exemple, on sait que Ramzi Aziz, le plus ancien, est originaire du gouvernorat de Gabès. Il est témoin de toutes les problématiques environnementales abordées par la pièce. Il sait tout de la pollution de sa ville natale et de ses répercussions néfastes sur la santé publique, avec cette hausse inquiétante des maladies respiratoires et des cancers. Il est aussi témoin actif de plusieurs mouvements écologistes à Gabès revendiquant des solutions radicales pour la ville. Du coup, l’activisme de terrain de ce comédien apparait, aux yeux des internautes et de ses nombreux fans, plus sincère, voire plus naturel dans son rôle sur scène.

Une autre partie du public de la pièce et des observateurs de la scène théâtrale et culturelle explique la belle performance de la mise en scène et la pertinence des messages, par les origines du metteur en scène, natif de Sfax. Cette ville, sœur martyre de Gabès, subit les effets funestes de la «bakharra» et des déchets polluants des industries chimiques. Le metteur en scène y a fait allusion dans plusieurs scènes.

La pièce est un puissant réquisitoire contre les politiques publiques qui ont privilégié la quête des profits et l’investissement dans les industries exportatrices, au détriment de la propreté de l’environnement, de la préservation des écosystèmes et de la santé des citoyens. C’est le constat que fait Khayreddine Debaya, coordinateur de la campagne « Stop Pollution » et militant écologiste originaire de Gabès. «La pièce El-Bakharra,explique-t-il, reconstitue le péril écologique qui guette la ville de Gabès, dans toutes ses dimensions. Elle apporte ainsi la preuve que l’enjeu écologique s’est désormais imposé dans le théâtre. Et le succès de la pièce confirme l’intérêt croissant des critiques, acteurs et spectateurs de théâtre pour la cause de Gabès et la cause écologique en général. Cela renforcera l’interaction et la synergie entre l’art, la créativité et les mouvements sociaux protestataires».  Et d’ajouter, à propos du réalisme du texte : «Je me réjouis de cette implication des composantes de la société civile engagée dans la lutte pour l’environnement, et notamment dans l’écriture dramaturgique. C’est ce qui a donné ce cachet réaliste au scénario. Nous espérons que la pièce continuera à mettre en la lumière la cause de Gabès, victime de la pollution à toutes les époques. »

El-Bakharra a été accueillie avec un enthousiasme sans précédent de la part du public du théâtre tunisien et des observateurs de la vie culturelle en général. En témoignent les nombreuses réactions relayées sur les réseaux sociaux et les vives félicitations adressées par les activistes de la société civile dans les villes de Gabès et de Sfax aux auteurs de cette œuvre théâtrale.

Cette pièce a sans doute rétabli une forme de lien perdu entre le théâtre, l’opinion publique et les questions d’actualité, en particulier celles liées à l’environnement. C’est la thèse que soutient le chercheur culturel et critique de théâtre Hatem Tlili Mahmoudi dans son commentaire pour Nawaat :

La pièce El-Bakharra regorge de messages forts et évocateurs, dont le premier concerne la question de l’engagement dans le théâtre tunisien. Un engagement qui découle de son appartenance à une cause brûlante d’actualité mais souvent tue dans l’espace public : celle de la destruction systématique de l’environnement tunisien, en particulier dans les régions de Sfax et de Gabès, où les corps humains sont réduits à de simples victimes exposées à l’inhalation de toutes sortes de toxines. En effet, un véritable massacre se déroule dans cette région, où les victimes sont des «rats humains», enterrées dans des sortes de fosses communes. Pour cette raison seule, on peut considérer cette pièce comme une œuvre artistique engagée sur tous les plans : politiques, économiques et environnemental. C’est sans doute un manifeste esthétique qui nous alerte aujourd’hui sur la nécessité de résister à la barbarie des usines du capital.

Le public salue la troupe d’El-Bakharra à la fin de la représentation – JMC 2024

Dans sa lecture, Tlili souligne que la pièce incarne ce que l’on pourrait appeler l’engagement social du théâtre tunisien, notamment dans le choix des thématiques qu’il aborde. Toujours à l’écoute de la société, ce théâtre traite ici des droits environnementaux et le droit du citoyen à vivre un environnement sain, malgré l’arrogance et la tyrannie du capital.

Nouveau thème pour le théâtre tunisien

Ce que l’on peut appeler le théâtre engagé ou alternatif en Tunisie remonterait au célèbre «Manifeste des onze» de 1965, signée à l’époque par un groupe de dramaturges tunisiens, parmi lesquels se trouvaient Moncef Souissi et Taoufik Jebali. Ce dernier évoque la période des débuts qui a précédé le tournant militant ou l’engagement artistique dans le théâtre :

Dans les années 1940, certains dramaturges, voulant approfondir leurs connaissances, se sont rendus en France pour y poursuivre leurs études. Pendant ce temps, les Hassan Zmerli, Mohamed Lahbib et Othman Kaak ont décidé de fonder une école de théâtre privée en 1951, sous le nom de «Madrasset ettamthil al-arabi» (Ecole de comédie arabe).

L’école a institué un diplôme permettant à son titulaire d’enseigner le théâtre. La première promotion de diplômés est sortie en 1954, comprenant Mohamed Rachid Kara, Mona Noureddine, Mohamed Jamil Joudi, Noureddine Kasbaoui et d’autres. Ces derniers ont constitué le noyau fondateur de la Troupe théâtrale de la ville de Tunis en 1953. La troupe a atteint son apogée sous la direction de l’illustre Ali Ben Ayad, entre 1961 et 1972. Celui-ci l’a hissé à un niveau élevé, tant sur le plan artistique qu’esthétique, et en a fait une pratique d’élite de haute qualité.

Taoufik Jebali, l’une des figures de proue du théâtre militant en Tunisie, à travers sa participation dans de nombreuses de pièces, comme acteur ou metteur en scène, dont la plus célèbre est Klem el-lil  (La parole de la nuit), explique que le tournant vers un théâtre engagé et porteur de cause sociales, est le résultat d’une longue maturation. Dans l’un de ses articles[1], Jebali revient sur les circonstances de la naissance de l’espace « El Teatro » qu’il dirige :

Avec la diffusion des idées modernistes, quelques dramaturges dirigés par Moncef Souissi, qui revenait d’une résidence théâtrale avec Roger Planchon, ont dénoncé le théâtre élitiste (bourgeois). Ils ont ainsi adhéré aux idées du théâtre populaire engagé dans les causes sociales, inspirées du metteur en scène Jean Vilar. Cela a donné le manifeste connu sous le nom de « Manifeste des onze » (1965), rédigé par Moncef Souissi, Taoufik Jebali, Fraj Chouchane et d’autres signataires. Pendant ce temps, face à l’inaction de l’Etat pour créer des opportunités professionnelles et des institutions capables d’accueillir les talents, l’idée de coopératives indépendants (Nouveau Théâtre, Théâtre Fou et le Théâtre Organique) a vu le jour. Par la suite, cette vague a fait des émules avec la création d’espaces comme El Teatro, El Hamra, El Madar et Najmet Echamal. Ces troupes se sont posées comme une alternative à la culture officielle. 

Aussi, la révolution tunisienne a-t-elle permis l’émergence de formes variées de théâtre engagé, épousant les causes de son époque, en portant sur scène les expressions des mouvements sociaux et les questions des libertés. Ces initiatives sont nées dans le sillage de la création d’associations actives au sein de la société civile tunisienne.

Parmi ces expériences, on peut citer Fanni Raghman Anni  (Mon art malgré moi) de la troupe Les Artivistes, et aussi l’expérience originale des Brigades des clowns activistes[2]. Ces projets s’inscrivent dans la vague du théâtre de la rue ou théâtre dit des opprimés alliant la dualité de l’artiste et de l’activiste ou du militant engagé en faveur des questions sociales.

La pièce El-Bakharra semble s’inscrire dans ce contexte d’engagement pour les causes actuelles, tout en restant dans un cadre professionnel et conventionnel, contrairement aux autres expériences issues d’initiatives de la société civile.

Tlili explique que El-Bakharra est l’illustration par l’art d’une prise de conscience. «En effet, dit-il, cette pièce est une dénonciation de toutes les formes de complicité par le silence. C’est aussi un manifeste esthétique avec un arrière-plan politique qui écorche le visage sombre, lugubre et meurtrier de la nature et de l’environnement. »

L’esprit de la pièce s’illustre dans sa scénographie, à travers laquelle l’obscurité envahit l’espace des événements (la maison familiale/l’usine). Une obscurité due à l’absence du soleil, voilé par des nuages toxiques. On imagine comment les êtres humains vivent sous les vapeurs toxiques en étant exposés au cancer qui a affecté tous les membres de la famille et défait tous les liens qui les unissaient. Le troisième point est la performance des acteurs : les personnages apparaissent comme incapables de se mouvoir, nonchalants et défigurés, comme autant de symptômes d’une intoxication massive.

La ministre de la Culture, entourée des membres de la troupe, lors de la remise du Tanit d’or et des prix du meilleur scénario et des meilleures interprétations féminine et masculine – JMC 2024

Le succès d’El-Bakharra constitue à la fois une lueur d’espoir et une occasion d’établir une réconciliation entre le public et le théâtre tunisien, entre les causes actuelles et la création. Par la même occasion, il a donné une autre image de la nouvelle génération d’artistes tunisiens, longtemps accusés de courir après la notoriété, de faire dans le bizness et, plus grave encore, de manquer d’esprit citoyen et civique. C’est, enfin, l’occasion pour l’art de s’engager à nouveau sur des causes, et pour le public de voir que ses causes ont une dimension esthétique.


[1] Taoufik Jebali : Les origines du théâtre tunisien et la naissance d’El Teatro (en arabe).

[2] Malek Zaghdoudi : Les Cahiers du FTDS : «Observations sur l’expérience de la Brigade des clowns activistes comme nouvel acteur de l’art protestataire» (en arabe).