La plainte concerne six affaires relatives à des décès sous la torture et à d’autres peines ou traitements cruels, inhumains et dégradants. Ces procès les concernant durent depuis des années sans qu’un verdict ne soit rendu. Elles témoignent ainsi de l’absence d’une volonté politique de poursuivre le processus de justice transitionnelle. “Ce processus a été sciemment gelé“, dénonce Ines Lamloum, responsable juridique à l’OMCT, interviewée par Nawaat.

Les six affaires remontent aux années 1980 et 1990. Les victimes sont : Nabil Barakati, enseignant et militant du Parti Communiste des Ouvriers de Tunisie, torturé à mort en 1987 ; Fayçal Baraket, jeune étudiant de 25 ans, militant au sein de l’Union générale tunisienne des étudiants, décédé sous la torture en 1991 ; Rached Jaidane, enseignant à l’université en France, arrêté en 1993 et accusé de fomenter un attentat contre le parti de Ben Ali, puis torturé ; Rachid Chammakhi, étudiant de 28 ans, membre du parti politique non officiel à l’époque, Ennahdha, mort en 1991 après trois jours de torture ininterrompue ; Mohamed Koussaï Jaïbi, jeune pharmacien, arrêté et torturé en 1993 ; et Sohnoun Aljaouhari, journaliste, décédé en prison à la suite d’une négligence médicale de la part du personnel pénitentiaire.

La plainte auprès de l’organisme onusien intervient après que leurs voies de recours nationales ont été épuisées. C’est d’ailleurs l’un des critères de recevabilité des dossiers auprès du Comité.

Le choix de six affaires par l’OMCT n’est pas arbitraire. Ce sont des affaires emblématiques illustrant les obstructions mises en place pour freiner le processus de justice transitionnelle. Le choix de se concentrer sur lesdites affaires seulement était une question stratégique. “Nous avons agi avec les moyens dont nous disposons. Et ces cas sont emblématiques“, précise la représentante de l’OMCT.

Et les victimes attendent depuis plus de six ans le jugement des chambres spécialisées en justice transitionnelle. Pourtant, elles n’attendent qu’une chose : une reconnaissance de la part de l’État tunisien des sévices subis, martèlent Rached Jaidane et le frère de Nabil Barakati, Ridha Barkati, interviewés par Nawaat.


Témoignage de Rached Jaidane, victime de torture

À noter que la Tunisie est signataire de la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants, et a ratifié et accepté la compétence du Comité onusien. Cependant, les “constatations” du Comité, transmises à l’État et aux plaignants, n’ont pas force obligatoire.

La justice transitionnelle : un processus jalonné d’embûches

Dès sa création en 2014, l’Instance Vérité et Dignité (IVD) a suscité des polémiques. Son ancienne présidente, Sihem Ben Sedrine, arrêtée depuis le mois d’août et actuellement en prison, a été accusée d’avoir falsifié le rapport final de l’IVD.

Ben Sedrine est “victime de harcèlement judiciaire fondé sur des accusations fabriquées dans le but de se venger des figures clés du processus de justice transitionnelle en Tunisie“, dénoncent plusieurs organisations, dont la Fédération internationale pour les droits humains (FIDH) et l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT).

Elles pointent également “l’échec des autorités politiques actuelles à instaurer une justice équitable et indépendante” et “la complicité dans la gestion des dossiers des militants des droits humains et des victimes, marquée par une politique flagrante d’impunité pour les auteurs des crimes commis sous le régime autoritaire“.

Le processus judiciaire dans les affaires de torture sous la dictature traîne depuis des années, et ce, malgré les intentions politiques d’en finir avec ces traitements inhumains. Ces intentions s’étaient concrétisées par la mise en place de l’IVD en 2014 en vertu de la loi organique n° 24 de décembre 2013 relative à la justice transitionnelle.

Au cours de son mandat, l’IVD a examiné 62.720 dossiers et auditionné 49.654 victimes potentielles de violations flagrantes ou systématiques des droits humains. Elle a organisé 141 auditions publiques où 72 victimes et cinq anciens représentants de l’État y avaient témoigné.

Février 2018 Tunis, rencontre avec Sihem Ben Sedrine présidente de l’instance vérité et justice dans le cadre de la consultation nationale sur la réparation des victimes de violations – IVD

Après cinq ans de sa création, le mandat de l’IVD s’est clôturé par la publication d’un rapport final en 2019 et le transfert de 1.733 dossiers aux 13 chambres criminelles spécialisées en justice transitionnelle, mises en place en 2018.

La loi 53 oblige les autorités tunisiennes à prendre les mesures nécessaires pour assurer le bon déroulement du processus judiciaire. Elles doivent également publier le rapport final de l’IVD au Journal Officiel de la République Tunisienne (JORT) et mettre en place un plan d’action concret pour mettre en œuvre les recommandations de l’IVD. Une commission parlementaire doit aussi être créée pour superviser la mise en œuvre de ce plan.


Témoignage de Ridha Barakati, frère de Nabil Barakati

Depuis 2019, les autorités tunisiennes n’ont pris aucune mesure dans ce sens, dénonce l’OMCT. Plus de 29.000 victimes reconnues comme telles par l’IVD attendent toujours réparation.

Le processus de justice transitionnelle n’entre pas dans les priorités de l’État. Il a même une connotation péjorative, associée à diverses polémiques d’ordre politique et financier“, explique Ines Lamloum.

Dès lors, le processus a stagné. Seules 173 affaires ont été transférées aux chambres spécialisées en justice transitionnelle sur plus de 60.000 dossiers reçus par l’IVD.

Au-delà du faible nombre de dossiers transférés, le manque de moyens alloués à l’IVD et le défaut de collaboration des autres institutions dans le travail d’investigation ont eu un impact considérable sur la collecte des éléments de preuve et la consolidation des dossiers transmis à la justice. Les chambres spécialisées se retrouvent aujourd’hui à juger des affaires sur la base d’enquêtes parfois lacunaires qui nécessitent un complément d’instruction“, relève l’OMCT dans son rapport intitulé « La justice d’abord ! Quel bilan de la justice transitionnelle après deux ans d’existence des chambres spécialisées », publié en 2020.

Sabotage méthodique du processus

Les six affaires objet de la plainte de l’organisation onusienne reflètent l’échec du processus judiciaire. Les audiences sont sans cesse reportées pour divers prétextes. Parmi lesquels le fait que les accusés ne se présentent pas lors des dites audiences, et leurs avocats justifient leur absence par des motifs d’ordre médical. Dans d’autres cas, les accusés sont présents, mais leurs avocats sont absents. Sans compter que les juges sont débordés par d’autres affaires qui ne concernent pas la justice transitionnelle.

Le mouvement de rotation des juges impacte également le processus. L’article 8 de la loi organique sur la justice transitionnelle stipule que les chambres doivent être composées de juges sélectionnés parmi ceux qui n’ont pas participé à des procès politiques, et qui recevront une formation spécialisée en justice transitionnelle.

Cette exigence de formation implique que les juges des chambres spécialisées restent les mêmes tout au long du processus et ne soient pas soumis à un changement annuel.

Toujours selon l’OMCT, le délai moyen de report entre deux audiences est de deux mois et demi. Durant les deux ans d’examen de sept affaires de torture par les chambres spécialisées, l’OMCT a enregistré 45 reports d’audiences et un seul jugement.

Juin 2023 Tunis. Sit-in devant les ruines de la prison civile de 9 avril (démolie sous Ben Ali), contre la poursuite de la torture en Tunisie – OMCT

Ces obstacles ébranlent la confiance dans la justice. L’absence de jugements alimente l’impunité dans ces affaires et au-delà. Résultat : les actes de mauvais traitements et de torture se poursuivent et l’impunité est toujours de mise.

Durant les dix dernières années, l’OMCT a reçu 980 victimes directes ou indirectes de mauvais traitements et de torture. Ce ne sont que les affaires connues par l’organisation. Car dans d’autres cas, les victimes préfèrent garder le silence.

Dans ces affaires, comme dans celles précédant la révolution, les accusés ne sont pas punis faute d’une volonté politique réelle de mettre fin à ces ignominies. Et si c’est le cas, ils écopent de peines “qui ne sont pas proportionnelles aux faits dont ils sont inculpés“, fustige la représentante de l’OMCT. Elle prend comme exemple l’affaire Omar Laabidi, surnommé le “martyr des stades”. Après un marathon judiciaire de six ans, la justice a conclu à un homicide involontaire.

Les obstructions au processus de justice transitionnelle mettent à mal la quête de vérité et de justice pour les victimes et leurs familles, qui dure depuis plusieurs années.

Pourtant, rendre justice à ces victimes est également essentiel pour les générations futures, qui doivent s’approprier cet héritage et en tirer des enseignements afin d’éviter que de telles violations ne se reproduisent et que l’impunité ne perdure.