Durant les 18 derniers mois, 112 cas de torture et de mauvais traitements ont été recensés en Tunisie, dont 53 enregistrés au cours de l’année 2023, a fait savoir SANAD, un programme de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT). Ce projet, mis en place en 2013, vise la réhabilitation des victimes de torture et de mauvais traitements en leur apportant, entre autres, une assistance juridique.

Dans ce cadre, SANAD a pris en charge les 112 victimes directes mais aussi 75 victimes indirectes. 89% des victimes directes sont des hommes. 60% d’entre eux sont âgés de 18 à 35 ans. Les membres de leurs familles, notamment les femmes, subissent eux aussi les retombées des actes de torture et de mauvais traitements. Ces dernières représentent plus de 73% des victimes indirectes.

La répartition géographique des victimes montre que le Grand Tunis enregistre le taux le plus élevé des cas de torture et de mauvais traitements (27%). Il est suivi parle Nord-Ouest (24%) et Sfax (18%).

Torture institutionnalisée

« Il y a une intensification de la torture depuis quelques années maintenant. Le retour de la torture institutionnalisée et pilotée par le sommet de l’Etat s’est déjà manifesté avant le 25 juillet », observe Hélène Legeay, directrice juridique de l’OMCT Tunisie, interviewée par Nawaat.

« La torture et les mauvais traitements sont moins systématiques qu’à l’époque de Ben Ali. Mais on y revient. S’agissant des migrants, elle a atteint le stade de l’épuration ethnique. Elle n’a pas cet aspect trash des pratiques qui avaient lieu au sous-sol du ministère de l’Intérieur. Aujourd’hui, elle revêt une forme plus subtile, plus difficile à documenter aussi », ajoute la responsable de l’OMCT.

Le nombre des victimes de la torture et de mauvais traitements a non seulement augmenté, mais leurs profils se sont diversifiés aussi, indique l’OMCT.  La violence intentionnalisée s’exerce notamment à l’encontre des personnes fichées en raison de leur dangerosité présumée pour l’ordre public.

Ils sont de plus en plus nombreux à subir des harcèlements policiers, relève la directrice juridique de l’OMCT. Les autres catégories de personnes ciblées par l’appareil sécuritaire sont les personnes LGBT et les migrants.

Les migrants subsahariens parmi les victimes

En tenant un discours virulent anti-migrants, le président de la République a jeté à la vindicte populaire les Subsahariens. Depuis, ces derniers endurent une vague de répression policière qui ne cesse de s’intensifier. Plusieurs d’entre eux ont été délogés récemment de la ville de Sfax et conduits vers les frontières dans le cadre d’une campagne sécuritaire.

Dans ce cadre, l’OMCT a saisi, le 10 juillet, le Comité contre la torture des Nations unies pour dénoncer la torture infligée à un migrant d’origine subsaharienne. D’après l’OMCT, ce migrant a été transféré dans plusieurs postes sécuritaires à Ben Guardane où il a été roué de coups avec une barre de fer et déporté par la suite à la frontière libyenne. Le sort de cet individu rappelle celui des 700 migrants battus par les forces de sécurité et sciemment privés d’eau et de nourriture lors de leur arrestation dans le cadre de cette campagne.

L’impunité persiste

L’OMCT a également recensé de nombreux cas de violence « ordinaires ». Il s’agit d’agressions de citoyens à l’occasion d’une dispute survenue avec un agent de police, de la garde nationale ou d’un agent pénitentiaire. Ces accrochages surviennent parfois alors que l’agent n’intervient pas dans l’exercice de ses fonctions. Or par la suite, les victimes se retrouvent poursuivies par l’auteur de l’agression pour outrage à un agent public, explique Hélène Legeay. Il s’agit de poursuite-bâillon visant à justifier a postériori l’arrestation de la victime et à décrédibiliser sa plainte pour torture.

La torture et les mauvais traitements revêtent plusieurs formes. La violence commence par le harcèlement et peut s’aggraver en entrainant la mort de la victime. L’intimidation se manifeste par l’imposition de mesures arbitraires. Ainsi, 49% des victimes, recensées par le rapport SANAD, ont été soumises à des mesures restrictives de liberté en raison de leur fichage. L’usage abusif de l’accusation d’outrage à un agent, la mise en détention provisoire et la privation du droit à un avocat constituent également des formes de violence.

L’OMCT a documenté des cas de descentes policières arbitraires. Certaines victimes ont ainsi été rouées de coups au point de perdre conscience. Elles ont eu les poignets trop fermement menottés. Les traces de cette violence ont été notamment observées dans les cas de morts suspectes.

Les victimes subissent également des attouchements sexuels et des menaces de viol. Ces violences entraient parfois la mort, suite, entre autres, à l’aspersion du gaz lacrymogène directement sur le visage.

Cette répression policière se nourrit de l’impunité. La directrice juridique de l’OMCT insiste sur les nombreuses difficultés qu’ils ont rencontrées pour obtenir des condamnations effectives des coupables. C’est que la justice fonctionne à deux vitesses.

« La majorité des victimes soutenues par nos services sont poursuivies pour outrage. Or l’enquête pour outrage est rapide et aboutit à des condamnations. En revanche, les enquêtes pour violences policières avancent beaucoup moins rapidement alors que la victime se trouve souvent en détention provisoire. L’agent accusé de torture (accusation plus grave que celle d’outrage), demeure libre et continue à exercer ses fonctions », dénonce Hélène Legeay.

Les agents de sécurité sont protégés par leurs pairs au ministère de l’Intérieur, s’insurge-t-elle.  « Même quand on arrive à obtenir des procès et des condamnations à des peines de prison ferme, les décisions de justice ne sont jamais exécutoires. Les agents ne sont pas arrêtés. Ils ne viennent pas à leur procès et sont donc condamnés par contumace. Pis : ils continuent à travailler au poste de police. Et quand ils le souhaitent, ils font opposition à la décision de condamnation et obtiennent un nouveau procès », explique-t-elle.

Le pouvoir judiciaire se retrouve ainsi à son tour asservi par l’exécutif, notamment le ministère de l’Intérieur. Cette situation est d’autant plus inquiétante après la révocation par Kais Saied de 57 magistrats, en juin 2022. « On commence à sentir une forme d’auto-censure chez les magistrats, qui ont peur de condamner des agents de l’appareil sécuritaire et d’être par la suite victimes de représailles de leur part », déplore la représentante de l’OMCT.

En somme, les dérives policières n’ont jamais été éradiquées en Tunisie. Et le climat de peur instauré par le pouvoir actuel ne parait guère de nature à lutter contre le mal, mais plutôt enclin à le favoriser.