Les autorités tunisiennes auraient commis des viols, des assassinats et d’autres formes de maltraitance envers des migrants subsahariens entre mai et octobre 2024, accuse l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT) dans un rapport intitulé “Les routes de la torture : le rétrécissement de l’espace civique et son impact sur les personnes en déplacement en Tunisie”, publié début janvier.

Profitant du rôle de garde-frontière joué par la Tunisie, l’Union européenne a préféré fermer les yeux sur les révélations et les alertes autour des exactions qu’auraient commises les autorités tunisiennes à l’égard des migrants subsahariens. Mais cette position n’est plus tenable, à en croire The Guardian. La Commission européenne met en place un plan d’action exigeant des conditions “concrètes” de la part de la Tunisie en matière de respect des droits humains, sans lesquelles elle ne pourra pas bénéficier des aides de l’UE.

Un porte-parole de la Commission a qualifié ce revirement de “redynamisation” des relations avec la Tunisie, précisant qu’une série de sous-comités seraient formés dans les trois prochains mois afin de garantir que les droits humains restent au cœur des échanges avec le pays.

Les révélations accablantes

Ce retournement politique de l’UE intervient après une enquête de The Guardian qui a défrayé la chronique. Celle-ci relate que la garde nationale tunisienne aurait violé des centaines de migrants, battu des enfants et collaboré avec des passeurs.

Cette enquête n’est pas la première à avoir dévoilé ce genre d’atrocités. Plusieurs organisations nationales et internationales ainsi que des articles de presse, dont ceux de Nawaat, avaient évoqué de telles pratiques à l’égard des migrants.

Le rapport de l’OMCT va dans ce sens en se basant sur sa propre enquête menée entre mai et octobre 2024. Il accuse clairement les autorités tunisiennes en pointant “la responsabilité directe de l’État tunisien, par la violence exercée par les forces de sécurité, et les discours de haine et de xénophobie diffusés par le pouvoir exécutif“, ainsi qu’une responsabilité “indirecte” en raison de ses défaillances dans la protection et la prévention des transgressions des droits humains sur son territoire.

Il met également en cause “la responsabilité d’acteurs non étatiques, qu’il s’agisse de groupes criminels organisés ou encore des citoyens ordinaires dans les cas de violences à caractère raciste et xénophobe“.

Le rapport de l’OMCT montre, entre autres, l’ampleur des violences sexuelles dont sont victimes les migrants et la maltraitance des personnes interceptées en mer.

Des violences sexuelles massives

L’enquête de ladite organisation internationale rapporte des cas de viols commis dans les zones de forte concentration de migrants déplacés, lors du franchissement des frontières entre l’Algérie et la Tunisie, ou durant le trajet migratoire. D’autres violences se produisent en marge des déplacements des migrants vers les frontières. Assimilés à de la traite des êtres humains, des cas de prostitution forcée ont aussi été révélés.

Les violences sexuelles ont entraîné une augmentation de 400% du nombre de victimes nécessitant une prise en charge auprès des organisations humanitaires, avec des demandes accrues de femmes souhaitant interrompre leurs grossesses à la suite de viols.

D’autres femmes ont préféré confier leurs enfants non désirés à d’autres familles, croyant que celles-ci pourraient leur offrir un meilleur avenir en dehors de la Tunisie. Ces cas sont rapportés par des organisations travaillant sur l’évaluation des besoins de protection internationale dans les pays de destination, notamment l’Italie.

La santé sexuelle et reproductive des migrantes s’avère ainsi être un enjeu primordial. Lors du premier trimestre de l’année 2024, il y a eu une recrudescence de 1650% de demandes d’interruption volontaire de grossesse (IVG) par rapport à l’année précédente.

Livrées à elles-mêmes, ces victimes craignent de se déplacer pour demander de l’aide en raison des risques d’arrestation et de violences, notamment celles confinées dans des campements, à l’instar de celui d’El Amra.

Sfax, janvier 2024 – Sur la route de l’émigration, les femmes migrantes sont plus sujettes à des violences et abus. Photo Nawaat. Seif Koussani

Les conséquences sont désastreuses : une hausse des naissances sans assistance médicale, la difficulté d’offrir aux femmes des moyens de contraception ou un accès à l’IVG, ainsi que l’impossibilité de prévenir les infections sexuellement transmissibles.

Le trajet en mer : un autre chemin de croix

Le sort des personnes rescapées en mer n’est pas meilleur que celui des victimes d’agressions sexuelles et autres pratiques déshumanisantes, ou de ceux refoulés vers les frontières terrestres.

L’OMCT s’inquiète de “la multiplication des cas d’embarcations laissées à la dérive en mer pendant plusieurs heures, sans assistance, par les garde-côtes tunisiens après la saisie du moteur.”

Elle relève des cas de “dénis d’assistance pour les personnes interceptées en mer, ce qui est une cause directe de décès en mer des personnes en déplacement tentant de rejoindre l’Italie.”

Les violations des droits humains persistent lors des opérations de débarquement. Les personnes arrivant aux ports tunisiens sont fréquemment privées de liberté dans des espaces réservés pendant plusieurs heures, en attendant des déplacements forcés et arbitraires vers des zones frontalières, une déportation ou une mise en détention.

 Elles n’ont pas accès à une aide humanitaire, malgré leur état de déshydratation et de malnutrition sévères après avoir passé de nombreuses heures sans soins, ou en raison des blessures causées par les moteurs, l’essence et/ou l’exposition prolongée au soleil.

Le mode opératoire des forces de sécurité suit le même schéma depuis septembre 2023 : aucune identification n’a lieu et aucune évaluation indépendante des besoins de protection internationale n’est entreprise“, rapporte l’OMCT.

À noter que la Tunisie a officialisé la création de sa zone de recherche et de sauvetage (SAR) le 19 juin 2024, dans le cadre d’une coopération renforcée avec l’Italie pour endiguer la migration irrégulière.

Bien que présentée sous des motifs humanitaires, cette nouvelle zone SAR représente clairement une extension de l’approche sécuritaire de la gestion des frontières et de la migration en Méditerranée centrale. Elle englobe notamment le corridor des eaux internationales entre les îles tunisiennes de Kerkennah et l’île italienne de Lampedusa, une zone dans laquelle les autorités italiennes interviennent depuis la formalisation de la zone SAR tunisienne.

Le but du SAR est censé être la protection de la vie humaine, avec une obligation de porter assistance aux personnes en détresse, indépendamment de leur nationalité, de leur statut ou des circonstances dans lesquelles elles se trouvent. Or, dans le cas de la Tunisie, ces opérations vont de pair avec de nombreuses situations de torture et de maltraitance, dénonce l’OMCT.

 Sfax, janvier 2024 – Des migrants attendent l’inconnu dans les champs d’oliviers d’El-Amra. Photo Nawaat. Seif Koussani.

Cette situation préoccupe les agences de l’ONU, pour qui la Tunisie ne peut pas être considérée comme un lieu sûr pour le débarquement des personnes rescapées en mer.

Compte tenu des allégations de violence et d’abus systématiques contre les migrants, les demandeurs d’asile et les réfugiés, dont femmes et enfants, y compris les violations du droit à la vie, y compris dans le contexte des interceptions en mer, nous sommes préoccupés par le fait que les ports tunisiens ne peuvent pas être considérés comme un lieu sûr pour les personnes sauvées en mer, dans les termes des obligations des lignes directrices du Comité de la Sécurité Maritime“, indique une lettre envoyée le 1er octobre 2024 à la Tunisie par différentes procédures spéciales des Nations Unies.

Ces transgressions se déroulent désormais à huis clos, face aux restrictions imposées aux organisations de la société civile travaillant auprès des migrants.

Ni vu, ni connu

Sur trente organisations de la société civile, l’OMCT a documenté au moins seize ayant été soumises à des contrôles financiers et administratifs. Neuf organisations ont signalé des restrictions d’accès à leurs comptes bancaires, allant jusqu’au gel des comptes pour trois d’entre elles, avec ou sans justification, à la suite d’une décision judiciaire.

Quatorze organisations ont fait état de harcèlement policier, et onze d’entre elles ont subi des visites inopinées de la police, incluant des contrôles des activités et/ou des membres de l’équipe.

Sfax, janvier 2024 – Les migrants se lancent dans un périple pour chercher de l’eau. Photo Nawaat. Seif Koussani

Huit organisations ont été impliquées dans une enquête en tant qu’accusées, et huit autres ont vu un ou plusieurs de leurs employés ou ex-employés convoqués comme témoins.

Neuf organisations ont vu un ou plusieurs de leurs membres placés en garde à vue, puis en détention provisoire, en lien avec leurs activités. La charge la plus fréquente retenue est celle du blanchiment d’argent (concernant huit organisations).

Actuellement, huit membres ou ex-membres d’organisations de la société civile sont toujours en détention provisoire. Quatorze organisations ont partiellement réorienté leurs activités, tandis que cinq ont suspendu totalement leurs activités. Et ce, sans compter les intimidations policières et les menaces sur les réseaux sociaux, ainsi que la criminalisation de l’assistance et de la défense des droits des migrants qui empirent la situation, ajoute l’OMCT.

Ces restrictions ne sont pas sans impact sur l’évaluation de la situation humanitaire en Tunisie de la part de la société civile. La suspension du pré-enregistrement, de l’enregistrement des demandes d’asile et de la détermination du statut de réfugié, l’absence d’assistance aux personnes vulnérables, la difficile coordination entre les ONG et entre celles-ci et les autorités tunisiennes.

Dans cette situation, il n’y a pas que des perdants. L’Europe en sort “gagnante”. La baisse souhaitée du nombre des franchissements irréguliers des frontières de l’UE a ainsi diminué de 38% en 2024, atteignant son niveau le plus bas depuis 2021. Cette diminution est la conséquence du déclin du nombre d’arrivées par la Méditerranée centrale (-59%), en particulier depuis la Tunisie, selon les données de l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes, communément appelée Frontex.

Dans un rapport récent, la médiatrice européenne Emily O’Reilly a estimé que la Commission européenne n’avait pas fait preuve de suffisamment de transparence concernant les informations en sa possession sur les violations des droits humains en Tunisie.

Elle a notamment critiqué le manque de communication claire de l’UE sur les abus documentés et les actions entreprises pour y mettre fin. Selon l’ancienne journaliste irlandaise, l’accord signé entre l’UE et la Tunisie semble privilégier la réduction des flux migratoires, au détriment des droits humains les plus élémentaires.