Initialement prévue pour la fin juin, la signature du mémorandum entre le régime de Saied et ses partenaires européens a finalement eu lieu avec plus de deux semaines de retard. La cérémonie s’est tenue dimanche 16 juillet au Palais de Carthage. Kais Saied a reçu Ursula von der Leyen (présidente de la Commission européenne), Giorgia Meloni (présidente du Conseil italien) et Mark Rutte (Premier ministre néerlandais). Les représentants des deux parties ont ratifié le « Mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global ». Présenté par les affidés du régime comme une grande victoire pour la diplomatie tunisienne, le texte soulève un tas d’interrogations et intervient alors que le pays est confronté à une importante crise migratoire.

Si les hôtes européens, chantres de la transparence et de la bonne gouvernance, se sont sans doute habitués aux points presse tenus sans journalistes, ils ont sans doute relevé le faible rang protocolaire du signataire tunisien. En effet, alors qu’en juin, il a été demandé au ministre des Affaires étrangères, Nabil Ammar, de représenter la République tunisienne, le texte a été paraphé par Mounir Ben Rjiba, secrétaire d’Etat auprès du ministre des Affaires étrangères, de la migration et des Tunisiens de l’étranger. L’absence d’Ammar est justifiée par une tournée dans les pays du Golfe entamée la veille de la signature. Ce déséquilibre protocolaire n’est pas sans rappeler les négociations avec le FMI. En effet, l’accord « technique » signé en octobre, l’a été par des représentants du gouvernement tunisien, rapportant directement au président. Cela n’a nullement empêché Kais Saied de le rejeter ultérieurement.

Manifestation de soutien aux migrants subsahariens à Tunis- Crédit photo Mohamed Krit

Pas d’implications immédiates

Dans le cas d’espèce, il s’agit d’un mémorandum d’entente qui n’a pas d’implications immédiates et qui nécessite de signer d’autres accords bilatéraux. Ce point est d’ailleurs rappelé dans le texte, s’agissant de l’épineuse question de la réadmission des migrants en situation irrégulière. En dépit de son caractère non-contraignant, la signature du mémorandum est un coup politique pour les deux parties. Côté tunisien, le régime repousse l’accusation d’isolement diplomatique lancée par l’opposition. Le président sera l’invité privilégié de la conférence internationale sur la migration, organisée le 23 juillet par le gouvernement d’extrême droite de Giorgia Meloni. Les propagandistes du pouvoir présentent l’accord comme une victoire de la Tunisie qui aurait fait valoir sa souveraineté. Au nord de la Méditerranée, c’est avant tout une victoire pour Giorgia Meloni, qui a réussi à imposer à ses homologues sa vision tant sur l’attitude à avoir avec le régime de Saied que sur la réponse à donner en matière migratoire. En cela, elle s’inscrit dans le sillage de ses prédécesseurs qui ont externalisé leurs frontières en passant des deals avec le régime de Mouammar Kadhafi puis avec les milices armées en Libye.

Les Européens peuvent également se féliciter d’un accord de principe qui laisse la Tunisie dans l’orbite occidentale. Il faut rappeler qu’il y a à peine deux mois, les soutiens du régime appelaient de leurs vœux le pouvoir à regarder davantage vers l’Est. La BRICSmania semble être passée de mode. Il faut dire que les dirigeants de ce club qui se veut alternatif aux institutions occidentales n’ont pas fait montre d’un enthousiasme débordant quant à un éventuel soutien à la Tunisie.

Le document se décline en cinq chapitres : « Stabilité macro-économique », « Economie et commerce », « Transition énergétique verte », « rapprochement des peuples » et « Migration et mobilité ». L’Union européenne s’engage à débloquer l’aide budgétaire promise en juin (150 millions d’euros) au titre de l’année 2023. S’agissant des autres sujets économiques et écologiques, les verbes « s’employer » et « s’efforcer » reviennent souvent et des projets déjà sur les rails (comme le projet du câble MEDUSA, l’accord ERASMUS plus ) sont «repackagées» pour l’occasion. Un forum de financement est annoncé, rappelant sans doute le sommet 2020 dont les promesses ont été peu concrétisées.


La partie « rapprochement entre les peuples » ne rompt pas avec l’inégalité de traitement entre les citoyens des pays du nord et du sud de la Méditerranée. Les premiers continueront à se rendre en Tunisie sans visa alors qu’on promet aux seconds de « poursuivre ses efforts pour mieux harmoniser les pratiques des États-membres en matière de délivrance de visas Schengen de court séjour ».

Simplifier le retour des indésirables

Mais c’est le chapitre relatif à la migration et la mobilité qui constitue le cœur nucléaire du mémorandum. En dépit des déclarations d’intention sur une éventuelle « approche holistique » du sujet, aucune rupture n’est observée. Le principe demeure le même : faciliter la mobilité d’une main d’œuvre qualifiée et simplifier le retour des indésirables. Les promesses d’investissements dans « les zones défavorisées à fort potentiel migratoire » ne sont pas nouvelles. Par exemple, l’accord franco-tunisien de « gestion concertée de l’immigration » possède un protocole de développement solidaire » – signé en 2008 et toujours en vigueur – prévoyait une « aide au développement », la « réinsertion sociale et économique » des migrants expulsés et un plan de « formation professionnelle ». Sa ratification s’est accompagnée de la promesse d’une centrale nucléaire civile qui n’a jamais vu le jour. Plus généralement, les promesses d’aide au développement ne sont jamais intégralement tenues. Dans un rapport de 2019, l’ONU a déploré que les pays développés « ne respectent pas leur engagement d’intensifier le financement du développement et réduisent leurs efforts » en la matière.

Alors que les proches du régime se félicitent de ce que les autorités aient inscrit dans le mémorandum que la Tunisie « réitère sa position de ne pas être un pays d’installation de migrants en situation irrégulière [et de] ne garder que ses propres frontières », cette phrase est contrebalancée par la suite des engagements. En effet, en empêchant les départs et en s’engageant à respecter les droits humains, le pays se trouve contraint à laisser sur son territoire des migrants dont la nationalité ne peut être facilement déterminée. En outre, pour les personnes dépourvues de papiers d’identité, les expulsions légales ne sont permises qu’après la délivrance de laissez-passer consulaires par les autorités du pays d’origine. En somme, le pays concède à recevoir davantage de migrants tunisiens refoulés du territoire européen sans pour autant avoir la garantie de pouvoir en faire autant avec les migrants irréguliers présents en Tunisie.

Par la voie de son porte-parole, Romdhane Ben Amor, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES), a dénoncé un accord opaque, consacrant les rapports inégaux, perpétuant le rôle de garde-frontière assigné à la Tunisie. L’ONG a affirmé son intention de tout faire pour faire échouer l’accord. Pour sa part, Amnesty International s’est émue de la signature du mémorandum par une Union européenne qualifiée de « complice des souffrances qui en découleront inévitablement » et a rappelé que cette ratification se déroule « dans un contexte d’escalade de la violence et des atteintes commises par les autorités tunisiennes à l’encontre des migrantes d’Afrique subsaharienne ». Des pratiques dénoncées par les experts onusiens du Haut-commissariat aux droits de l’Homme. Ceux-ci ont rappelé que « les expulsions collectives sont interdites par le droit international ». Enfin, alors que le Parlement européen a voté en mars une résolution condamnant la dérive autoritaire et anti-migrants du régime, des eurodéputés ont exprimé leur indignation après la conclusion du mémorandum par la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen.