Chaque année, la télévision tunisienne donne à ingérer le même et éternel cocktail durant le mois de Ramadan:  un condensé de feuilletons plus ou moins réussis, d’autres rediffusés pour la énième fois, de la publicité à outrance et la prédation des annonceurs.

La nouveauté de ces deux dernières années ? Des films commerciaux à succès transformés en sitcoms. L’année dernière, c’était le cas du film “Super Tounsi”. Cette année, cela concerne les films “Sahbek Rajel” et “Bolice”. Ce dernier était un sitcom avant d’être converti en film, avant de redevenir un sitcom. Ce nouveau phénomène questionne le système de production et de création télévisuelle, particulièrement lors du ramadan.

Logique marchande

Le fait que des films à succès soient recyclés en séries et vice-versa, n’est pas une innovation tunisienne. Des œuvres, telles que “Le Seigneur des Anneaux”, “Westworld”, “Fargo” ou encore “Fame”, se sont déclinées en séries.

Il s’agit de films à succès ou cultes. Ce n’est pas le cas en Tunisie, note Henda Haouala, maître de conférences en techniques audiovisuelles et cinéma à l’Institut supérieur des arts multimédias de la Manouba de Tunis, dans un entretien avec Nawaat.

L’adaptation de films en séries répond aussi à la demande de l’industrie du divertissement, composée de plateformes de streaming comme Netflix, Amazon Prime Video et Disney+.

La démarche consiste à capitaliser sur le succès de ces films en créant des séries dérivées. Cette logique commerciale prévaut aussi en Tunisie. Cependant, les réalités tunisiennes se distinguent radicalement en ce qui concerne le rythme et la logique de cette conversion des œuvres.

Les films viennent juste de sortir en salles et les voilà déjà devenus des séries“, constate Haouala. Et de regretter : “Avec un tel laps de temps, les réalisateurs n’ont pas assez de recul sur leurs films”.

Autre différence : le réalisateur de la série n’est pas celui du film. Il s’inspire de celui-ci pour créer une autre trame narrative, en explorant d’autres aspects de l’intrigue ou pour prolonger l’histoire. En Tunisie, le réalisateur du film et de la série est le même. Idem pour l’équipe technique.

Affiche du sitcom “Sahbek Rajel”

La série est un simple découpage de l’œuvre, souvent enrichie de nouvelles scènes écrites et tournées dans la précipitation, ou de scènes déjà tournées mais inexploitées, renchérit l’universitaire. Souvent, les épisodes sont diffusés alors qu’ils sont encore en train de filmer et de monter des séquences supplémentaires. Cette solution de facilité est un véritable “pain béni” pour les producteurs, qui rentabilisent un succès sur un temps très court, tout en faisant des économies sur un nouveau budget de création.

Cette logique marchande risque de se généraliser et de devenir la norme, alerte Henda Haouala. Dans ce cas, les films seront conçus dans l’optique d’une conversion vers des séries. Des scènes supplémentaires seront réalisées lors du tournage du film pour être incorporées plus tard dans la série.

Ce qui dérange le plus, c’est qu’on a tendance à instrumentaliser excessivement un succès, à reprendre ce qui a marché, à le marteler“, déplore-t-elle. Cette orientation se manifeste également dans la rediffusion de feuilletons tels que “Choufli Hal”, “Al Khotab Ala Beb” sur la chaîne TV Watania 2, ou encore “Denya Okhra” sur ElHiwar Ettounsi.

Cette rediffusion ne se limite pas seulement au mois de ramadan, mais se produit tout au long de l’année. Elle reflète un certain déficit dans l’écriture de nouvelles œuvres de la part de potentiels porteurs de projets. Mais aussi un système de production défaillant.

Production boiteuse

Si les chaînes privées sont dépendantes de la publicité, la télévision nationale se finance grâce à la redevance sur les factures d’électricité et à la subvention de l’État. Or, cette chaîne se limite au mois du Ramadan pour présenter de nouvelles productions.

Elles diffusent actuellement trois feuilletons. Cette densité rend la concurrence entre les chaînes de télévision très serrée, dans le but d’arracher des parts de marché publicitaire. Or ce phénomène est susceptible de pénaliser des réalisations qui auraient pu avoir plus de chances d’être remarquées, en particulier parce que les annonceurs misent déjà sur des productions spécifiques. Cela passe, entre autres, par le placement de produits dans les œuvres.

Affiche du film “Bolice”

Les annonceurs jouissent d’un temps d’antenne particulièrement long, avec des coupures publicitaires pouvant dépasser 10 minutes. Les chaînes de télévision réalisent environ 50 % de leur chiffre annuel durant le mois du ramadan. Et les chaînes ainsi que les producteurs se disputent ce marché.

La tendance se dirige vers des placements publicitaires ostentatoires dans les productions. C’était particulièrement le cas dans la première saison du feuilleton “Ragouj” signé Abdelhamid Bouchnak ou encore dans le sitcom “Sahbek Rajel” du réalisateur Kais Chekir. Là aussi, cette opération de placement de produits dans les œuvres n’est pas un phénomène tunisien. Partout ailleurs, ce genre de placement existe. Mais il s’agit de le faire de manière subtile.

Ce qui n’est pas toujours le cas pour les productions tunisiennes. Ce mécanisme de financement des œuvres serait un mal nécessaire.

J’imagine qu’aucun réalisateur qui se respecte et respecte son travail n’aime que celui-ci soit défiguré par ce type de marketing, d’autant plus que cela détache le téléspectateur de la narration et des personnages.

Affiche du feuilleton “Ragouj”

Un constat qui résonne avec l’avis de l’une des actrices principales du feuilleton “Ragouj”, Yasmine Dimassi. Selon elle, cette indigestion publicitaire est due aux annonceurs qui signent à la dernière minute les contrats publicitaires avec les porteurs de projets, ne laissant pas à ces derniers le temps nécessaire pour intégrer subtilement leurs produits dans la trame.

Là aussi, les choses se font dans la précipitation, engendrant des scènes entièrement inondées de publicité. De quoi créer “un certain malaise” chez les artistes, lâche Dimassi, dans une interview avec Nawaat.

En misant sur des productions au détriment d’autres, les annonceurs empêcheraient l’émergence de nouveaux talents et de nouvelles créations. Comme toujours, l’argent est le nerf de la guerre.

Beaucoup de réalisateurs n’ont pas vraiment le choix face aux problèmes de financement des productions. Ils sont amenés à céder à l’offre des annonceurs, qui se soucient peu de l’aspect artistique, pour payer leurs collaborateurs, etc. Finalement, c’est du donnant-donnant“, estime Haouala.

Réalisateurs, techniciens, acteurs, annonceurs, producteurs et chaînes de télévision misent tous sur l’engouement des Tunisiens pour les productions locales afin de faire tourner la machine. Une machine qui fonctionne à peine et il incombe à la télévision nationale de la développer, estime l’universitaire.

Encore faudrait-il que cette chaîne se mette à produire des œuvres en dehors du mois du Ramadan. Récemment, un sitcom “Sala Sala”, financé par l’Union européenne, a été diffusé sur la chaîne. Celle-ci reste capable de prendre des risques.

Même si sa gestion des productions télévisuelles est critiquée. Récemment, l’actrice Nadia Boussetta a poussé un coup de gueule contre le renouvellement de la collaboration entre la télévision nationale et le réalisateur Rabii Takkali pour la production et la réalisation du feuilleton “Rafle”, diffusé actuellement sur la chaîne en question. Des acteurs, parmi eux Nadia Boussetta, disent n’avoir pas été payés pour leur participation dans le feuilleton “Jbal Lahmar”, réalisé par Rabii Takkali, et diffusé sur la chaîne Al-Watania 1 en 2023.

Lésés financièrement et moralement, les techniciens et les acteurs attendent chaque Ramadan pour travailler. Le manque de productions les expose ainsi à la précarité et à l’exploitation. “Or, nous avons d’excellents techniciens mis à contribution dans des productions étrangères, de brillants réalisateurs. Dommage que la situation soit bloquée faute de volonté et d’un système de production fiable”, regrette Henda Haouala.

Alors que les séries turques ou égyptiennes s’exportent à l’étranger et sont diffusées sur des plateformes de streaming, les œuvres tunisiennes sont encore sous l’emprise de la saisonnalité et de la loi du marché… publicitaire.