Multiplier et intensifier les campagnes de dénigrement et diabolisation : c’est la dernière trouvaille des suppôts du pouvoir pour disqualifier les rares médias libres qui restent. Après Nawaat, c’est au tour d’Al-Qatiba et d’autres médias d’être lâchement attaqués pour avoir osé, dans un pays gouverné par la peur et la soumission, exercer leur droit d’analyser et de critiquer les politiques du pouvoir. Ces zélateurs n’ont plus qu’une idée en tête : restaurer la médiocrité par tous les moyens !

Les médias ont toujours été au centre de l’intérêt des gouvernements successifs, non pas dans le but de les réformer ou de les développer, mais pour les assujettir, les faire marcher au pas et en faire un porte-voix du pouvoir. Un point sur lequel tous les gouvernements d’avant et après la révolution, jusqu’à aujourd’hui, sont d’accord. Mais la question qui se pose, ici, est la suivante : quel type de médias, le pouvoir souhaite-t-il ? Des médias de flagornerie, de propagande et de censure ? Nos gouvernements sont-ils naïfs au point de croire qu’il est possible d’imposer la censure et de cacher la vérité à leurs citoyens, à l’ère de la révolution de l’information et des réseaux sociaux ? Ou, alors, croient-ils pouvoir faire en sorte que les contenus sérieux diffusés sur ces réseaux, se perdent dans le tourbillon de l’intox et de l’incitation à la haine ? C’est ce qu’ils cherchent, visiblement. Il n’y a pas d’autre explication à ce qui se passe : cette caporalisation des médias publics, réduits à des porte-voix du pouvoir, la domestication des médias privés et, enfin, ces campagnes d’intimidation, de dénigrement et de diabolisation lancées contre les médias indépendants. Mais ils n’ont pas réussi et ne réussiront jamais à tuer la vérité, car les idées libres ne peuvent être enfermées dans la prison de la censure.

Une campagne méthodique

Ces dernières années ont été marquées par des atteintes sans précédent à la liberté d’opinion et d’expression en Tunisie, à travers divers moyens, dont notamment les procès et les arrestations en vertu du décret 54, décrié par l’ensemble des forces civiles et politiques, ainsi que par les professionnels de la corporation. Des journalistes, hommes et femmes, ont été traduits devant les tribunaux et les brigades de recherche en raison de leurs opinions ou de leurs articles. Le droit d’accès à l’information a été bafoué, un climat de censure et de verrouillage s’est installé, ouvrant la voie à la propagation des rumeurs, et privant les citoyens de leur droit à l’information. Bien entendu, tout cela est suivi de campagnes de dénigrement et de harcèlement contre toutes les voix dissonantes et critiques. Ces campagnes se sont récemment concentrées sur les médias indépendants qui refusent la soumission et la censure et s’accrochent à leur droit d’exercer un journalisme libre et sans restriction. L’Association des journalistes de Nawaat estime que l’objectif de ces campagnes est de « pousser à l’autocensure et à dévier de la ligne éditoriale fondée sur une indépendance totale par rapport aux narratifs du pouvoir, et dévolue à la défense des droits humains et les questions humanitaires, tout en rapportant fidèlement les convulsions du mouvement social et les préoccupations de la société, et en mettant à nu l’échec des politiques économiques des régimes successifs. »

Ces attaques orchestrées contre les médias indépendants visent clairement à faire disparaitre toute vision contraire à celle du pouvoir, et d’exempter ce dernier de toute responsabilité dans la détérioration des conditions économiques et sociales des citoyens. Cela servirait, a priori, à détourner l’opinion de l’échec lamentable du gouvernement à trouver des solutions aux problèmes dans lesquels se débat le pays, et à l‘orienter vers d’autres questions, marginales et sans grand intérêt .Le pouvoir tente, par-là aussi, de priver l’opinion publique de son droit à l’information et, surtout, à une information libre, comme le stipule la Constitution du pays. Selon les cas, le discours populiste et complotiste attribue la faillite actuelle à des entités fantasmagoriques, aux spéculateurs, aux conspirateurs ou aux traîtres. Le communiqué de Nawaat affirme que :

les attaques se multiplient contre les différentes composantes de la société civile. Les médias alternatifs et les associations engagées dans la défense des droits des migrants, sont particulièrement visés.  Depuis le lancement de la campagne gouvernementale contre les immigrés irréguliers, les voix contredisant la rhétorique présidentielle sont diabolisées. Des militants des droits de l’Homme sont jetés en prison, tandis que les associations de la société civile et les médias libres subissent toujours davantage de tracasseries et de restrictions financières.

La question des migrants subsahariens est un exemple de cette politique. Le pouvoir aurait dû expliquer à la population comment cette situation s’est aggravée et comment en sortir. Comment des milliers de migrants ont-ils pu entrer si facilement par ses frontières occidentales ? La Tunisie a-t-elle les moyens d’organiser des expulsions massives de migrants en situation irrégulière ? Pourquoi ferme-t-elle les yeux sur la sécurisation de la frontière terrestre avec l’Algérie, ainsi que sur l’interdiction des entrées irrégulières, alors que des efforts importants sont déployés pour sécuriser les frontières maritimes et empêcher les migrants d’atteindre l’Europe? Et surtout, quels sont les termes du protocole d’accord avec l’Union européenne et des accords bilatéraux signés avec l’Italie et le Royaume-Uni au sujet de l’immigration? Bien entendu, aucune réponse n’est apportée à aucune de ces questions. En revanche, on assiste à la montée d’une rhétorique raciste officiel et populaire, qui a été à l’origine d’affrontements graves entre migrants en situation irrégulière et citoyens dans plusieurs régions, notamment dans les gouvernorats de Sfax. Des traitements inhumains ont été infligés aux migrants, allant jusqu’à les priver d’abri, de nourriture et d’eau. En plus d’actes de violence alimentés par des appels racistes dénonçant la présence des Africains subsahariens, et accusant les militants des droits humains et l’opposition d’en être la cause. Mais leur flagornerie envers le pouvoir et leur peur de la police les empêchent d’atteindre la vérité, alors qu’ils sont persuadés que la première responsabilité incombe au pouvoir. Celui-ci a, en effet, transformé le pays en souricière pour les migrants, qui entrent sans difficulté par la frontière algérienne et se voient empêchés de quitter le pays en direction de la frontière maritime italienne.

Affiche du Syndicat des journalistes illustrant l’injustice subie par le journaliste emprisonné Mourad Zghidi – SNJT

Ce discours provocateur et ouvertement raciste a trouvé un terreau politique et médiatique. Le terreau politique s’illustre notamment à travers les déclarations incendiaires des membres de la Chambre des représentants du peuple. Avant eux, le président de la République avait parlé d’un « complot » visant à changer la composition démographique des Tunisiens, ce qui a aussitôt ouvert la voie aux appels à la violence et à la haine contre les migrants. Quant au terreau médiatique, il s’est manifesté par l’alignement de certains médias sur la rhétorique du pouvoir à ce sujet. Les médias ont, en effet, contribué à consacrer le traitement superficiel et irréfléchi d’une question aussi sensible que celle des migrants irréguliers en Tunisie.

Les médias de la vérité contre les médias de la désinformation

Le pouvoir actuel, comme tous les régimes et gouvernements qui se sont succédé avant et après la révolution, ne veut pas de médias libres et engagés en faveur de la vérité et des véritables causes du peuple, telles que la justice, la liberté et le développement. Il préfère un paysage médiatique sous contrôle qu’il a lui-même mis et en place et façonné.

Tout a commencé par le tristement célèbre décret 54, qui sert d’épée de Damoclès contre quiconque critiquerait le pouvoir ou exprimerait une opinion divergente. En vertu de ce texte, des dizaines de journalistes, blogueurs, activistes et syndicalistes ont été poursuivis en justice, et certains ont été emprisonnés. Tandis que les courtisans du pouvoir, eux, bénéficient, d’une immunité à vie et d’une impunité systématique, malgré tout ce qu’ils ont commis comme dépassements (incitations à la haine et à la violence, diffamation…), que le décret était censé combattre. En conséquence, un climat de peur s’est installé, et les médias ont choisi de se ranger, en évitant d’aborder les sujets susceptibles d’embarrasser le pouvoir. Ainsi, l’autocensure s’est réinstallée dans les salles de rédaction, et les nominations se font désormais sur la base de l’allégeance au sein des institutions médiatiques publiques, transformées en organes de propagande réduits à reproduire la rhétorique du pouvoir et à stigmatiser tous ceux qui s’y opposent. On a, alors, assisté au retour des présentations que nous croyions disparues avec la fuite de Ben Ali, et des concepts appartenant à l’ère de la propagande du régime novembriste, renversé par les cris des manifestants outrés par l’exclusion et la censure et réclamant la liberté et la dignité. Ceux-là même que les médias à la solde de Ben Ali qualifiaient de « bandes criminelles encagoulées ».

Cette politique axée sur le verrouillage et la censure n’admet pas que les médias indépendants travaillent librement. C’est pourquoi les campagnes de diffamation, d’intimidation et d’incitation à la violence contre les organes indépendants ou les journalistes qui expriment des opinions incompatibles avec la vision du pouvoir se multiplient. Ce qui est curieux, c’est que ces campagnes sont souvent synchronisées, dans le sens où certaines pages suspectes, avec des hommes politiques et des soi-disant chroniqueurs, omniprésents, s’attaquent de front à tel ou tel média dès que celui-ci publie un article ou une enquête qui ne correspond pas aux orientations du pouvoir. C’est le cas de Nawaat et d’Al-Qatiba, qui ont fait l’objet d’attaques ciblées en raison de leur couverture professionnelle de certains sujets, tels que l’affaire dite du complot contre la sécurité de l’État, la question des migrants d’Afrique subsaharienne, la torture, les cas de décès suspects non élucidés, et tant d’autres sujets qui offrent au public une vision différente des versions officielle. Ce qui insupporte vraiment le pouvoir.

Juin 2022, Tunis : Sit-in de demandeurs d’asile originaires du Soudan et de l’Erythrée devant le siège du HCR, demandant à être rapatriés après avoir été victimes de pratiques racistes. Photos de Nawaat-Seif Koussani.

Les médias ont toujours été un moteur de développement de la vie publique et de défense des droits et des libertés. Mais la régression que connait le secteur de l’information en Tunisie les a réduits, en grande partie, à un instrument du pouvoir pour contrôler la société. Cependant, des poche de « résistance médiatique » subsistent. Les médias indépendants et alternatifs, malgré leur portée limitée par rapport aux médias audiovisuels privés et publics, jouent toujours un rôle important en abordant les véritables préoccupations des Tunisiens avec autant d’audace que de professionnalisme et d’engagement en faveur de la vérité. Ces médias joueront et continueront à jouer ce rôle, en défendant les causes justes, les libertés et la dignité humaine, et en luttant contre toutes les formes d’exclusion, de corruption et d’arbitraire. Des médias résistant à l’assujettissement, suivant l’exemple du martyr Zouhair Yahyaoui à l’occasion du 20e anniversaire de sa disparition, combattant l’autoritarisme, et dénonçant toute compromission.