Morts suspectes, agressions physiques dans les postes de police, sévices sexuels, intimidations : les cas de torture et de mauvais traitements restent nombreux en Tunisie. En témoigne le nombre des nouvelles victimes enregistrées de juin 2024 à mai 2025, soit 116 nouveaux cas pris en charge par le programme SANAD de l’Organisation mondiale contre la torture (OMCT).
Lancé en 2013, ce programme vise à réhabiliter les victimes de torture et de mauvais traitements en leur apportant notamment une assistance juridique et un accompagnement social. Or le dernier rapport d’activité, publié à l’occasion de la Journée internationale en soutien aux victimes de la torture, célébrée le 26 juin, est consternant.
Le document relève “une recrudescence de la violence institutionnalisée”, prenant diverses formes :
des violences basées sur la discrimination raciale ou sexuelle, le harcèlement policier lié au fichage, ainsi que des agressions parfois graves sur la voie publique, dans les postes de police, en prison, ayant parfois conduit à la mort des victimes.

Divers profils
Parmi ces victimes, 67 % sont des hommes et 33 % des femmes. Ce chiffre met en évidence une tendance nette : les violences institutionnelles ciblent majoritairement les hommes. Toutefois, les femmes ne sont pas épargnées, comme le montre le cas de Zaineb, 23 ans, originaire du Nord-Ouest tunisien.
En février 2025, elle a été arrêtée en raison de sa relation avec un homme soupçonné de trafic de drogue. Au poste de police, un agent l’a attachée à une chaise, lui a asséné des gifles au visage et au cou, tout en la couvrant d’insultes. Elle a ensuite subi une fouille à nu avant d’être conduite ailleurs pour un test de dépistage. À son retour, elle a retrouvé ses sous-vêtements exposés sur le bureau de l’enquêteur.
Présentée devant le tribunal, le juge a ordonné sa remise en liberté. Le soir même, elle s’est rendue à l’hôpital pour recevoir des soins et obtenir un certificat médical attestant des violences subies. Cependant, la médecin de garde, ayant appris que les agresseurs présumés étaient des policiers, a refusé de délivrer le document sans réquisition officielle du poste de police, a relaté le rapport précité.
Dans les cas de torture et mauvais traitements touchant les hommes, les femmes qu’elles soient conjointes, mères, sœurs ou filles, endossent souvent un rôle nouveau dans la prise en charge des familles, fréquemment démunies et comptant des victimes jeunes.
En effet, 44 % des bénéficiaires du programme SANAD ont entre 26 et 35 ans. Ils représentent une “cible classique pour les forces de l’ordre”. La brutalité policière ne peut se réduire à une simple conséquence d’exclusion sociale ou économique : c’est une réaction autoritaire à une souffrance pourtant bien réelle, décrit l’organisation de lutte contre la torture.
Autre fait alarmant : la présence de mineurs parmi les victimes. “Ce constat met en lumière une réalité préoccupante : la banalisation croissante de la violence envers les enfants et adolescents, y compris par des institutions censées les protéger”, alerte l’OMCT.
Parmi les bénéficiaires de SANAD, figurent des personnes particulièrement marginalisées, notamment les individus fichés “S”, les migrants et les personnes LGBTIQ+.
Les fichés “S” sont majoritairement jeunes et issus de milieux précaires, soumis à de sévères restrictions, et ce, malgré l’absence de condamnation judiciaire. Ces mesures limitent leur accès à l’emploi, aux droits sociaux et à la libre circulation.
En outre, depuis juin 2024, onze nouveaux bénéficiaires accompagnés par SANAD ont été victimes de violations liées à leur origine, identité ou orientation sexuelle. Parmi eux, Marwen, un jeune homme queer arrêté une nuit de janvier 2025 à Tunis avec deux amis également queer.
Dès leur interpellation, ils ont été frappés et insultés. Les violences ont continué au poste de police puis durant leur garde à vue, où ils ont notamment subi un test anal. Au tribunal, ils ont de nouveau été maltraités dans la geôle et exposés aux agressions de codétenus, avant d’être finalement remis en liberté.
Les mêmes méthodes
Entre juin 2024 et mai 2025, SANAD a documenté 21 cas d’agressions perpétrées par des policiers, dans l’espace public ou en garde à vue. Trois victimes ont été ciblées lors de matchs de football. Dans chacun de ces cas, les violences ont été suivies d’arrestations et de poursuites contre les victimes.
Six autres bénéficiaires ont été agressés alors qu’ils étaient en garde à vue, après avoir été arrêtés pour leur participation à une manifestation ou sur la base de soupçons de vol ou de consommation ou vente de stupéfiants, rapporte l’OMCT.
Parfois, la violence policière éclate à la suite d’une dispute privée avec un citoyen et se traduit par des représailles. Sept victimes documentées avaient déjà eu des différends avec les agents responsables des agressions, selon le rapport précité.

Souvent, la violence s’accompagne aussi de fausses accusations, telles que l’outrage à un agent ou la consommation de stupéfiants.
Les cas de torture et mauvais traitements se produisent aussi en prison. SANAD en a documenté 13.
Dans ces situations, la violence prend plusieurs formes, dont la non-assistance médicale. C’est le cas d’Adham, toxicomane. Détenu depuis deux ans pour trafic de drogue, il n’a pas bénéficié du suivi médical nécessaire à son sevrage. Une semaine après son incarcération, il a fait un AVC et a dû être hospitalisé. Transféré dans une autre prison aux conditions plus favorables, il a été ramené en février 2025 dans son établissement initial, où il a rapidement été agressé par des gardiens.
Sa femme, qui a voulu rencontrer le directeur pour dénoncer l’agression et l’absence de soins, a elle-même été victime d’une agression physique et verbale de la part d’un gardien, qui cherchait à la dissuader.
Ces violences conduisent parfois au décès des victimes. Entre juin 2024 et mai 2025, SANAD a documenté six cas de morts suspectes. Parmi eux, Bayrem, 27 ans, mort en juin 2024 en prison dans des circonstances obscures. Condamné pour une affaire de mœurs, il avait subi des agressions répétées de la part des gardiens. Sa famille, incapable de joindre la prison, a découvert son décès après que l’établissement ait nié sa présence, rapporte l’OMCT.

L’impunité perdure
Que fait la justice pour endiguer le phénomène de la torture et du mauvais traitement ? Pas grand chose, à en croire l’OMCT. Celle-ci tire la sonnette d’alarme sur l’état de la justice en Tunisie, minée par un verrouillage politique et à la solde du régime. En témoigne le déroulement des procès en affaires de torture et mauvais traitements.
Dans les rares cas où des agents publics sont mis en accusation et jugés, ils n’assistent souvent pas à leur procès et continuent d’exercer leurs fonctions.
Prisons en Tunisie : Zones de non-droit
22/05/2025

Lorsqu’ils sont condamnés, les peines sont rarement exécutées. La plupart de ces agents dépendent des ministères de l’Intérieur ou de la Justice, qui, malgré leur connaissance des poursuites et condamnations, prennent peu de mesures, se contentant parfois de simples mutations.
Les décisions de la justice administrative connaissent le même sort, et sont fréquemment ignorées par le ministère de l’Intérieur.Cela est particulièrement visible dans les cas de fichage et d’assignation à résidence. Malgré les sursis ou annulations prononcés par le tribunal administratif, la police poursuit son harcèlement et maintient des restrictions arbitraires de liberté.
Plus d’une décennie après une révolution censée préserver la dignité humaine, la torture et les mauvais traitements demeurent une réalité affligeante dans notre pays. Les plus d’une centaine de cas recensés par l’OMCT ne représentent que les affaires connues, où les victimes ont eu le courage de se révéler. D’autres se taisent, rongés par la peur face au retour en force de l’État policier.
iThere are no comments
Add yours