Au lendemain du communiqué de la présidence de la République, rendu public le 21 février 2023, dans lequel le chef de l’Etat évoquait des « hordes de migrants » et un « complot criminel visant à modifier la composition démographique du pays », une campagne d’arrestations a été lancée contre des défenseurs des droits des migrants. La plupart d’entre eux croupissent aujourd’hui en prison, sans jugement. Des jeunes militants ont vu leur avenir brisé. Des personnes âgées, dont des octogénaires, ont été maltraités et injuriés par les zélateurs du pouvoir… Dans cet article, nous parlerons d’un cas illustratif de cette catégorie, celui de Mustapha Djemali.
Mustapha Djemali a été arrêté le 9 mai 2024, suite à la parution, dans un journal, d’un appel d’offres lancé par le Conseil tunisien pour les réfugiés et destinés aux « hôtels » pour l’hébergement de nombreux demandeurs d’asile et de réfugiés, dont des enfants sans soutien familial. Des dizaines de policiers en civil ont fait irruption dans les locaux de cette association et ont conduit son président, Mustapha Djemali, à la caserne d’El Gorjani. Le directeur des projets de l’organisation, Abdelrazak Krimi, a également été arrêté, à la suite d’une vaste campagne de diffamation sur les réseaux sociaux.
Les militants engagés dans la défense des droits des migrants ont été la cible d’une campagne de dénigrement politico-médiatique totalement détachée de la réalité tunisienne, se nourrissant des théories les plus abjectes du néofascisme, en tête desquelles figure celle évoquant « le grand remplacement », suggérant un complot visant à modifier la composition démographique. Ironie du sort, cette théorie, promue par l’écrivain français d’extrême-droite Renaud Camus, visait les immigrés originaires d’Afrique et notamment d’Afrique du Nord, parmi lesquels on compte le million de Tunisiens résidant en France. Le président Kais Saied a fait sienne ce récit saugrenu, selon lequel les ressortissants originaires d’Afrique subsaharienne menaceraient la sécurité nationale. Il s’en est pris, à plusieurs reprises, aux organisations de défense des droits des migrants, qualifiant ses membres de « traîtres », d’« agents à la solde de l’étranger » et de « forcenés ». Alors même que les activités de ces organisations sont généralement organisées dans le cadre d’accords officiels, en coordination avec des ministères et institutions de l’État, conformément au droit international relatifs aux droits humains.
Les autorités se sont mobilisées pour assécher les ressources et s’attaquer aux organisations aidant les migrants originaires d’Afrique subsaharienne. Leurs premières cibles : les militants de la société civile, dont plusieurs ont été arrêtés sous des chefs d’accusation tout aussi vagues que farfelus. En parallèle, elles ont laissé libre cours aux discours de haine, au harcèlement en ligne et aux menaces contre ceux qui refusent de se laisser entraîner dans ce bourbier, tandis que les instigateurs de la haine sont couverts d’impunité.
Mustapha Djemali est accusé d’avoir constitué une association de malfaiteurs en vue de guider, de faciliter, d‘aider ou de servir d’intermédiaire, par quelque moyen que ce soit, pour l’entrée clandestine d’une personne sur le territoire tunisien. Il lui est reproché aussi d’avoir hébergé des personnes entrées ou sorties clandestinement du territoire tunisien, ou d’avoir mis à leur disposition un lieu où se réfugier ou se cacher, en abusant de sa fonction ou de l’influence que lui confère sa fonction ou son travail. Il est en outre accusé d’avoir participé à une association et à la constitution d’une organisation visant à préparer, planifier ou commettre les crimes susmentionnés, ou de l’avoir dirigée, d’y avoir adhéré, coopéré avec elle ou apporté son aide, de quelque manière que ce soit, à l’intérieur ou à l’extérieur du pays. Dans cette litanie, on cite également sa présumée implication dans l’aide apportée « délibérément » à un étranger, directement ou indirectement, ou tenté de faciliter son entrée, sa sortie, ses déplacements ou son séjour irrégulier sur le territoire tunisien. Tout cela, conformément aux articles 38, 39, 40, 41, 42 et 43 de la loi n° 40 de 1975, relative aux passeports, ainsi qu’à l’article 25 de la loi n° 7 de 1968, relative au statut des étrangers en Tunisie. Ce sont des lois éculées, qui datent des années 1960 et 1970, que l’on dépoussière selon le besoin exprimé par les maîtres du moment. Or, si ces textes devaient être appliqués dans l’affaire en cours, elles devraient s’appliquer également aux responsables de l’État et aux ministères qui avaient coopéré avec le Conseil tunisien pour les réfugiés.

Depuis le 9 mai 2024, Mustapha Djemali, octogénaire, est en détention sans avoir été jugé. Bien que la détention préventive soit encadrée par une loi, son renouvellement à plusieurs reprises, sans justification convaincante, soulève des interrogations quant à l’intérêt des appels répétés du chef de l’Etat à réduire la durée des procédures judiciaires. Des appels adressés directement au pouvoir judiciaire –ou à la « fonction judiciaire », selon la nouvelle appellation inscrite dans la Constitution de 2022-, ce qui, soit dit en passant, implique sa soumission aux directives du pouvoir exécutif.
Qui est Mustapha Djemali ?
Né en 1944, Mustapha Djemali est un ancien fonctionnaire des Nations unies. Il a occupé le poste de directeur régional du Haut-Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR). Le 28 juin 2016, il a fondé le Conseil tunisien pour les réfugiés, une ONG de défense des droits humains, financée par les Nations Unies. Cette association s’occupe des questions inhérentes à l’asile en Tunisie et élabore, en collaboration avec les autorités nationales, des stratégies pour gérer les difficultés rencontrées par les réfugiés et les demandeurs d’asile dans le pays.
Les relations de coopération et de collaboration de cette organisation étaient principalement établies avec les autorités officielles tunisiennes et le HCR, tandis que ses liens avec les organisations de la société civile tunisienne, connues pour leur parcours militant, étaient quasi inexistants. Aujourd’hui, les partenaires du Conseil tunisien pour les réfugiés ont abandonné Djemali et Krimi. Ils ne sont soutenus que par des organisations de défense des droits humains qui avaient pourtant, à plusieurs reprises, critiqué la manière dont le Conseil et le HCR traitaient les demandeurs d’asile en Tunisie.
Malgré la forte répression qui s’est abattue sur les organisations de défense des migrants, cela n’a pas empêché les autorités de de se vanter de leur partenariat avec certaines d’entre elles et de se prévaloir des services qu’elles rendaient aux réfugiés. En témoigne la réponse officielle de la mission permanente de la Tunisie à Genève, en juillet 2024, aux questions du Conseil des droits de l’homme des Nations unies au sujet des violations subies par les Africains subsahariens, après la signature du mémorandum d’entente avec l’Union européenne. Le 7 janvier 2025, la mission permanente a répondu à une lettre demandant des précisions sur les circonstances et les motifs de l’arrestation de Djemali et Krimi. Elle y a énuméré les articles de la Constitution, les lois et les décrets « garantissant le travail des défenseurs des droits humains, y compris des migrants, et leur permettant d’exercer leurs activités sans crainte ni répression ». Les auteurs de la réponse sont allés jusqu’à couvrir d’éloge le décret n° 88 relatif à la réglementation des activités associatives, et notamment son article 6 qui interdit aux autorités d’entraver ou de perturber les activités associatives, de manière directe ou indirecte. Alors que la réalité, loin de la langue de bois des correspondances officielles, montre que les autorités s’acharnent à torpiller ce décret et à en supprimer les articles.
Copie en langue arabe de la lettre officielle envoyée par la mission permanente de la Tunisie à Genève le 7 janvier 2025, concernant l’arrestation de Mustapha Djemali et Abdelrazak Karimi.
« S’il n’a rien fait, il sortira bientôt »
L’arrestation de Djemali n’a pas eu un large écho auprès de l’opinion publique, pour la simple raison que sa famille et son équipe de défense évitaient à tout prix de «politiser» l’affaire. Ils avaient peur de provoquer l’ire du pouvoir, si jamais la famille venait à solliciter le soutien des militants ou des organisations de défense des droits humains critiques envers le régime et le président, ce qui aurait pu compliquer la situation des détenus. Des appréhensions partagées par la quasi-totalité des familles de détenus qui ont cédé aux conseils de la police leur recommandant de n’ébruiter aucune affaire, dans l’espoir d’obtenir leur libération dans les plus brefs délais. « S’il n’a rien fait, il sortira bientôt !», telle était la promesse avec laquelle on cherchait à obtenir leur silence. Mais, face à la prolongation automatique de la détention, ces familles finissent, peu à peu, par perdre espoir. Puis, les différentes déclarations officielles achèvent de les convaincre que la raison est éminemment politique. Un simple motif servant à justifier les accusations de complot que le pouvoir n’hésite pas à dégainer face aux opposants.
La famille Djemali a rompu son silence pour la première fois lors d’une rencontre solidaire organisée dans l’espace « El Rio » à Tunis, le 22 janvier 2025, à l’occasion de la Journée nationale de l’abolition de l’esclavage et de la servitude, célébrée chaque année le 23 janvier.
Lors de cette rencontre, elle a évoqué les conditions de sa détention, en alertant sur son âge avancé et sur le fait qu’il traine plusieurs maladies chroniques.
Tunis, le 22 janvier 2025 – Témoignage de la famille Djemali à l’occasion de la Journée nationale de l’abolition de l’esclavage.
Lors de notre rencontre avec les deux filles de Mustapha Djemali, elles ont affirmé que l’avocat avait introduit, à deux reprises, des demandes de libération et un procès en liberté provisoire, accompagné d’un rapport médical attestant de la vulnérabilité de son état de santé et du danger que représente son maintien en prison. Mais ces demandes ont été rejetées sans aucune justification. Alors que la législation tunisienne prévoit la possibilité d’une libération exceptionnelle pour les personnes âgées, en particulier celles atteintes de maladies nécessitant des soins, ce qui leur permettrait d’être entendues en liberté. Même en cas de refus, la décision devrait être au moins justifiée par des arguments juridiques fondés. La famille a frappé à toutes les portes, en vain. Comme ultime recours, elle a lancé une pétition en ligne pour briser le silence et l’isolement.
Le calvaire de Mustapha Djemali ne s’est pas arrêté là. Il a également été privé de ses médicaments pendant plus de deux mois, ce qui a poussé sa famille à alerter la Ligue tunisienne pour la défense des droits de l’homme (LTDDH), d’après ses deux filles. Poursuivant leur témoignage, celles-ci évoquent, avec émotion, leur première visite privée à leur père sans vitre de séparation. La famille a alors été choquée de constater une enflure inquiétante à l’une de ses jambes. Il s’est avéré que l’administration pénitentiaire lui avait administré un mauvais médicament, après avoir pourtant demandé à la famille de lui fournir l’ordonnance nécessaire et s’être engagée à le lui procurer. Une erreur bête qui a failli coûter la vie à un homme.
Interrogé par Nawaat, Chadi Trifi, membre du bureau exécutif de la LTDDH, estime que la faute incombe à la direction générale des prisons et à sa politique « complexe » en matière de fourniture de médicaments notamment génériques, « au moment où le pays fait face à une grave pénurie de la plupart des médicaments originaux depuis trois ans. »

La famille ne lâche pas sa demande de libération de Mustapha Djemali, compte tenu de son âge avancé, quitte à le soumettre à une interdiction de voyager ou à l’assigner à résidence, en attendant la fin de l’enquête. Elle réclame également un procès public, avec des charges clairement définies afin que les avocats puissent étudier les éléments du dossier sur une base juridique pertinente.
Or une question demeure en suspens : quel danger représente réellement un octogénaire pour la paix sociale et la sécurité publique ? N’est-il pas juste, équitable et humain de le juger en état de liberté ? Autant d’interrogations dont les réponses semblent a priori évidentes. Or dans le contexte actuel, les autorités paraissent d’abord soucieuses de dénicher de nouveaux boucs émissaires à jeter en prison, histoire de légitimer la rhétorique présidentielle. Quitte à rechercher plus tard quelques éléments à charge, pour justifier l’arrestation des militants, en particulier ceux engagés dans le soutien aux migrants, aux réfugiés et aux demandeurs d’asile.
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