Depuis son arrivée au pouvoir, le président tunisien Kais Saied n’a cessé d’évoquer des « complots ourdis dans des chambres obscures ». Il ne s’embarrassera pourtant pas à se référer à des individus ou des faits précis.  Disposant des pleins pouvoirs après le 25 juillet 2021, son discours se fera de plus en plus agressif. Avec les théories du complot qui se profilent comme réponse à tous les problèmes dans lesquels le pays est empêtré.

C’est dans ces conditions que la chasse aux migrants irréguliers d’origine subsaharienne a été lancée. Un communiqué officiel de la présidence de la République publié le 21 février 2023 à l’issue d’une réunion du conseil de sécurité nationale, a ainsi donné le coup d’envoi. Le communiqué, particulièrement virulent, a même évoqué la théorie du grand remplacement, forgée par l’écrivain français d’extrême-droite, Renaud Camus. Quant aux vagues de migration irrégulière, elles constitueraient, selon la déclaration de la présidence, la mise en œuvre d’un “plan criminel fomenté depuis le début du 20ème siècle, pour changer la composition démographique de la Tunisie”.

En l’occurrence, le communiqué présidentiel a fait sienne la rhétorique xénophobe du parti nationaliste tunisien, hostile aux migrants subsahariens. Le président Kais Saied a relevé que l’objectif non déclaré des vagues de migration irrégulière, est de faire de la Tunisie un pays exclusivement africain, sans tenir compte de sa dimension arabe et islamique. De même, Saied a appelé dans la même réunion à mettre fin aux flux migratoires irréguliers, en les reliant à des dérives violentes et criminelles. Il a en outre insisté sur une ferme application de la loi relative au statut des étrangers et au franchissement des frontières tunisiennes.

Autant dire que le communiqué de la présidence de la République a provoqué un véritable tollé sur les réseaux sociaux. Mais dans les faits, les expulsions massives ont démarré, assorties de violences contre les migrants irréguliers originaires de l’Afrique subsaharienne. Dans une tentative d’arrondir les angles, Kais Saied a relevé, le 8 mars 2023, lors d’une rencontre avec le président de Guinée-Bissau, « l’incompréhension », voire la « mauvaise foi », et les « langues malveillantes » de ceux qui s’élèvent contre les discours racistes. Pour l’occasion, Kais Saied même a rappelé que « certains membres de sa famille sont mariés à des Africains ». « Mes amis de la fac de droit de Tunis étaient des Africains », a-t-il souligné sans la moindre ironie.

Communication défaillante

Depuis la dernière apparition de l’ancien président Zine El Abidine Ben Ali, qui avait traité, le 28 décembre 2010, les manifestants de vandales et de mercenaires, aucun des discours des quatre présidents arrivés au pouvoir depuis la révolution n’a autant enflammé la rue que celui de Kais Saied. Dans son rapport intitulé « Analyse de la communication politique : une approche quantitative et qualitative : mai-juillet 2023 », l’observatoire des médias de la région MENA a relevé l’hostilité du discours de Kais Saied. L’analyse a noté le complotisme, la diffamation, et la stigmatisation des migrants, médias, adversaires politiques, etc.  Cette étude effectuée sur trois mois, de mai à juillet 2023, se base sur 212 publications de la page officielle de la présidence de la république, entre textes et vidéos. Le rapport a relevé que 67% des vidéos observées constituent des extraits montés, et dissimulant de ce fait, une partie du contenu des réunions du président avec les responsables.

Au lieu de chercher des solutions, le chef de l’Etat préfère détourner l’attention et recourir aux menaces et aux accusations de trahison. Alors que la situation des migrants subsahariens s’aggravait à Sfax, en juillet 2023, Kais Saied s’est interrogé lors d’une réunion du conseil de sécurité nationale : « Comment ils (les migrants, ndlr) ont obtenu des téléphones portables, alors qu’ils étaient dans les dunes de sable du désert » ? De leur côté, des médias rapportent que les migrants ont réussi à cacher leurs téléphones dans les couches des bébés, afin de les utiliser en cachette pour appeler à l’aide.

Presse et édition

La censure, que l’on croyait définitivement abandonnée depuis la Révolution, semble faire sa réapparition. Ce que Saied s’empresse pourtant de démentir. Lors de sa visite à la librairie Al-Kitab à Tunis, le 2 mai 2023, il a nié les accusations de censure, suite au retrait de certains titre de la Foire du livre, dont le « Frankenstein tunisien » du romancier Kamel Riahi. « Certains soutiennent que ce livre a été retiré, alors qu’il est vendu en librairie. Que de mensonges et de calomnies ! Ils prétendent que les libertés sont menacées en Tunisie », a-t-il déclaré devant les caméras, en tenant à la main le roman.  Cependant, des éditeurs avaient déjà assuré à Nawaat, que deux livres ont été retirés des rayons de la Foire. Ils ont été cependant remis en vente, après « vérification de leur contenu ».

En juin 2023, Saied s’est rendu au siège du groupe de presse tunisien « Dar Assabah », qui connait une grave crise financière et n’arrive plus à payer les salaires de ses employés. En présence du directeur général de l’institution et des journalistes, Saied a lancé : « Nous ne laisserons pas les voleurs dissimulés derrière les textes, nous dépouiller de notre histoire ». Et d’enchaîner : « Ils parlent du déclin de la liberté d’expression. Ils créent des idoles, les vénèrent, puis en créent de nouvelles, une fois que les anciennes se sont effondrées », sans préciser à quelles cibles ces piques sont destinées. Dans sa rencontre du 27 juillet 2023 avec l’ancienne cheffe du gouvernement Najla Bouden et la ministre des Finances Sihem Nemsia, il a ciblé Shems FM, une radio confisquée par l’Etat. Dans la foulée, il a qualifié cette radio d’outil de propagande, fustigeant les organisations qui représentent selon lui un « appendice des puissances étrangères ». « Ce sont des plateformes qui dénigrent l’Etat, en prétendant exercer la liberté d’expression, alors qu’elles sont dénuées de toute pensée », a-t-il déploré.

Fidèle à son récit complotiste, le chef de l’Etat a pointé du doigt des « parties » qui provoquent la hausse des prix pour envenimer davantage la situation. S’agissant de la pénurie du pain, des facteurs décisifs comme la sécheresse, la guerre russo-ukrainienne, la baisse de production du blé, sont relégués au second plan. Sur un autre plan, le président décochera dans la même réunion, des flèches contre ce qu’il considère comme les nébuleuses de la société civile. Et Kais Saied paraît particulièrement prodigue en accusations brumeuses.

Ainsi, lors de son déplacement à Sfax, le 10 juin 2023, le chef de l’Etat a estimé que « certains pensent pouvoir prendre le contrôle de l’appareil de l’Etat pour le faire exploser de l’intérieur ».  Et c’est dans le flou que les dossiers de corruption sont aussi évoqués, au cours d’une réunion avec la ministre de la Justice, le 8 mai 2023. Saied a accusé des « réseaux » de s’être infiltrés dans les rouages de l’Etat.

« L’Etat ne peut se redresser qu’en éradiquant ces réseaux, qui veulent détruire le pays et la société. Il faut que les juges mettent fin à ces réseaux qui ont tout ravagé, comme des nuées de criquets », a lancé le président.

A noter que Kais Saied n’a pas attendu le 25 juillet 2021 pour dégainer ses discours complotistes. Lors de la commémoration de l’anniversaire de la Révolution à Sidi Bouzid, le 17 décembre 2019, il a évoqué des parties connues qui « trament des complots dans les chambres obscures », sans citer de faits concrets.

Au final, l’action et le dialogue politiques cèdent la place aux poursuites en justice et aux accusations de conspiration contre la sécurité de l’État. Alors que des concepts aussi fondamentaux que la primauté du droit, sont, dans les faits, malmenés.