Dans la précipitation, les idées n’étaient plus vraiment importantes. Le 29 avril 2023, les commentaires qui ont déferlé à propos du Frankenstein tunisien, après qu’il a été retiré du stand de la Maison du livre par des agents de sécurité, lors de la Foire internationale du livre de Tunis, ont été alimentés par sa couverture, massivement partagée depuis. Conçue par le dessinateur Tafwiq Omrane, elle croque le président de la République Kais Saied en monstre blême et cravaté, le front déchiré par une cicatrice hideuse. Mais en découvrant le quatrième de couverture, le tableau se complète, puisqu’on voit que ce personnage est, en fait, accolé à une foule de manifestants en liesse. Kais Saied en Frankenstein donc, comme nous l’avaient asséné les médias et les réseaux sociaux ? Non, car si l’on prend la peine de lire le livre, on comprendrait que le vrai Frankenstein est « le peuple ».

Un mythe pour lire la réalité

Même s’il a été qualifié de « roman » par plusieurs médias, Le Frankenstein tunisien est un pamphlet en bonne et due forme. L’écrivain Kamel Riahi donne libre court à son indignation contre le régime Saied, qualifié de « tyrannique » et de « décadent », dans une sélection d’articles très virulents, publiés à partir d’octobre 2021 dans plusieurs médias internationaux comme Raseef 22, Anahar ou le New York Times.

Pour décrire l’atmosphère « inquiétante » et « gothique » de ce règne, Riahi a choisi de convoquer une figure horrifique sortie de l’imagination tourmentée de la romancière anglaise Mary Shelley, dans Frankenstein ou le Prométhée moderne, un roman daté de 1818. Au fil des siècles, ce monstre façonné par un scientifique à partir des membres de plusieurs cadavres est devenu un véritable mythe littéraire et cinématographique. Symbole d’une humanité dévorée par ses propres créations, il a fini par être communément identifié sous le nom de « Frankenstein ». Or cette appellation est fausse, nous rappelle Riahi, puisqu’en réalité il s’agit du nom du concepteur de cette créature, Victor Frankenstein. Appliqué à la situation tunisienne, le mythe permet à l’auteur de soutenir qu’une frange de la population qu’on appelle « peuple » a créé de toutes pièces un monstre bizarre, lequel en serait arrivé à usurper le nom de « peuple » : « Comme cela s’est passé avec Frankenstein dont le monstre avait volé le nom, Kais Saied s’est mis à se présenter comme la créature du peuple ou plutôt comme LE peuple ».

Kamel Riahi, en relisant ce roman originel où la créature a finalement tenté de tuer son maître, prédit carrément que Saied « va se retourner contre le peuple et le détruire ».

Un texte bourré de références

Là où le livre de Riahi est le plus original, c’est quand il parle d’art et de littérature pour arriver à la politique. Tout se passe comme si l’assemblage propre au monstre de Frankenstein avait dicté à l’écrivain la forme composite et étrange de son livre, bourré de références.

D’abord il y a celles littéraires que brandit Saied lors de ses nombreuses interventions. Par exemple, le terme « zakafouna », extrait d’une scène de L’Epître du pardon d’Abou Al Alaa Al Maari (11e siècle), où le personnage principal tente de se faufiler de l’enfer vers le paradis. Le « zakafouna » de Saied, entré depuis dans le vocabulaire tunisien, stigmatisait des partis politiques désireux d’intégrer un dialogue entre le gouvernementet l’UGTT, principal syndicat du pays.

Et lorsque le président invoque Kafur Al-Ikhchidi, c’était pour souligner le fait que ses promesses au « peuple » ne seraient pas semblables à celles que fit ce roi du 10e siècle au poète Moutanabi, dont il a été le protecteur avant d’être l’ennemi. Après cette intervention, les admirateurs de Kais Saied l’avaient surnommé « Ikhchidi », dans un retournement de sens à la fois comique et effrayant, où les références n’avaient plus de sens. Toutes ces références de Saied, qui brocardent ses ennemis politiques tout en montrant sa phobie de la littérature contemporaine, seraient la manifestation de son « salafisme culturel » selon Riahi.

Ensuite, il y a les œuvres invoquées par Riahi lui-même, en vue d’aborder la situation actuelle, féconde en contradictions: sont invoquées pêle-mêle la série télé comique Le Président dont le personnage principal, un dictateur grotesque incarné par Fathi Haddaoui, aurait annoncé le système Saied. George Orwell et ses prédictions sur le totalitarisme dans 1984 et Animal Farm. Le Pigeon de Patrick Süskind, où les apparences angéliques et pures peuvent cacher le mal absolu…

Une petite musique nationaliste

Au fil des articles, Riahi arrive très bien à décrire la petite musique nationaliste qui avait accompagné ce processus, une musique qui accuse tous les points de vue dissonants de « trahison ». « Les tribunaux d’inquisition » organisés dans les médias, les réseaux sociaux et même dans les discussions quotidiennes, mettaient tous les avis critiques dans le même sac, sans aucune nuance. Et cela ne risquerait pas de se calmer dans le futur, si l’on en croit Riahi, au vu de la haine de plus en plus grandissante. Il pointe, de fait, le doigt de l’accusation sur tous les intellectuels encore passifs devant cet emballement populiste. Devenu pessimiste après avoir été un supporter euphorique de la révolution de 2011, l’écrivain s’identifie sans complexe à Abou Al Kacem Chebbi, ce poète mort en 1934 à l’âge de 25 ans, qui écrivait : « Je suis devenu désespéré des projets des Tunisiens ».

Le dernier article est une occasion pour l’auteur de se lancer dans une tentative d’explorer psychanalytiquement, et avec une certaine sidération, « le sadomasochisme » de ce « peuple ». Il tente de comprendre ainsi les mécanismes mentaux qui l’auraient conduit à « détruire la démocratie », pour laisser libre court à une impulsion « libidinale » envers les pouvoirs virils et conflictuels, voire même sanguinaires. « Ainsi on peut comprendre l’engouement des Arabes pour l’abominable président de la Corée du Nord. Car celui-ci constitue un mâle sadique qui tue ses adversaires d’un coup de canon ou bien les jette à des chiens affamés, pour un oui ou pour un non, comme s’il avait hérité du cerveau du marquis de Sade », peut-on lire.

Il est évident que la charge irrévérencieuse du Frankentein tunisien ne peut se réduire à son dessin de couverture. Un profond dégoût physique envers le monde de Saied se devine d’ailleurs dans l’écriture de l’ancien directeur de la maison de culture Ibn Khaldoun, actuellement enseignant de littérature invité à l’université de Toronto. Dans l’histoire littéraire, ce dégoût physique fut un moteur récurrent pour le genre «pamphlet ». Napoléon le Petit que Victor Hugo avait publié en 1852, depuis la Belgique où il s’était exilé, n’en est-il pas un exemple ?

Quoi qu’il en soit, coup de pub prodigieux ou ironie du sort, le livre est sur toutes les bouches grâce au lynchage médiatique qu’il dénonce. Sur son compte Facebook où il est très actif, Kamel Riahi a annoncé que les exemplaires du livre ont été épuisés au Salon international du livre de Sousse.