Le 4 mars 2025, le président Kais Saied a reçu, au palais de Carthage, le ministre de l’Industrie. Le lendemain, un conseil des ministres a été convoqué en urgence et a annoncé une décision gravissime, passée presque inaperçue : la suppression du phosphogypse -ce poison mortel émis par le groupe chimique de Gabès- de la liste des substances dangereuses. Ainsi, d’un trait de la plume, le gouvernement et son chef ont renié leurs promesses pompeuses faites aux habitants de Gabès de mettre un terme à la mort lente émanant des unités polluantes du groupe chimique.

En 1943, le criminel nazi allemand Rommel séjourna dans la chambre n°12 de l’hôtel Atlantic, au centre-ville de Gabès, qui était alors un théâtre de la Seconde Guerre mondiale. À cette époque, le littoral de la ville était l’un des plus beaux rivages du monde. Il est bien connu que, partout où les généraux allemands nazis posaient le pied, la destruction suivait. Et bien que Gabès ait été l’un des champs de bataille les plus cruciaux en Tunisie pendant la Seconde Guerre mondiale, personne ne s’imaginait qu’une autre forme de destruction, bien plus ravageuse, s’abattrait sur cette terre. Une destruction lente et silencieuse a transformé les plages de Gabès en ruines, à cause de la pollution provoquée par le groupe chimique depuis plus d’un demi-siècle. Une destruction qui a fait de ce bassin un cimetière permanent pour la vie marine : les poissons ont péri ou fui la côte de Ghannouch, où sévit un autre type de criminel, responsable des émissions toxiques.

Une courte promenade le long d’un tronçon d’environ un kilomètre, à partir du canal de déversement du phosphogypse, suffit pour mesurer l’ampleur des dégâts causés à toute la côte. On y trouve des carcasses de tortues marines, des poissons morts rejetés par la mer et des restes de mouettes en décomposition. Un habitant de Gabès témoigne pour Nawaat :

Je garde encore en mémoire l’image des plages de Gabès avant que la malédiction du groupe chimique ne nous tombe dessus. Il y a cinquante ans, ces plages étaient parmi les plus belles au monde. Nos enfants ne pourront jamais y croire, hélas, car la plage aujourd’hui ressemble à un cimetière marin pour animaux morts à cause de la pollution, et dont les cadavres nous rappellent, à chaque instant, l’ampleur de la catastrophe que nous vivons.

La mer, dépotoir des usines

Les habitants de Gabès savent que le problème ne se limite pas à l’aspect esthétique. Les résidus de phosphate mélangés au phosphore, déversés sous forme de boue par les unités de production d’acide phosphorique, n’ont pas seulement détruit la beauté des plages de la ville, mais ont également ravagé la faune marine, notamment sur la plage de Ghannouch. Ainsi, les prairies de Posidonia oceanica, appelées localement «Dhrià», sont réduites comme peau de chagrin. Ces herbiers marins servent d’abri et de pâturage pour plusieurs espèces marines, comme certaines variétés de crevettes, de daurades et de loups de mer.

La première usine du groupe chimique tunisien a été implantée en 1972. Elle était spécialisée dans la production d’acide phosphorique. Entre 1979 et 1985, deux unités de production de l’engrais à base de phosphate diammonique ont vu le jour, et en 1983, une usine de nitrate d’ammonium a été créée.

Gabès, juin 2025 – Le groupe chimique, avec ses unités polluantes, imperturbable devant tant de dommages qu’il a occasionnés aux humains, aux animaux, aux plantes, à la mer et à l’air de Gabès. – Photos Nawaat – Malek Ben Dkhil

L’usine de production d’acide phosphorique est considérée comme la principale responsable de la coulée de gypse phosphaté, également appelé phosphogypse. Ce dernier est le résultat du processus de transformation du phosphate brut en acide phosphorique, à travers une réaction entre l’acide sulfurique et le minerai de phosphate. Cette réaction produit de l’acide phosphorique et du phosphogypse en grande quantité : chaque tonne d’acide phosphorique génère 5 tonnes de phosphogypse.

La première unité de production d’acide phosphorique a démarré en 1972. Selon les données du ministère de l’Industrie sur la production de phosphate et de ses dérivés entre 1972 et 2020, la production a atteint 61 708 tonnes cette année-là, ce qui a généré environ 300 000 tonnes de phosphogypse. La production la plus élevée a été enregistrée en 2005, avec 6 083 060 tonnes phosphogypse, en raison de la hausse de la production d’acide phosphorique cette année-là par rapport aux précédentes.

En appliquant l’équation scientifique selon laquelle la production d’une tonne d’acide phosphorique génère 5 tonnes de phosphogypse, on déduit que l’usine de production d’acide phosphorique a déversé environ 233 millions de tonnes de phosphogypse dans la mer. Une quantité suffisante pour désertifier une zone de 2,5 kilomètres de diamètre sur le littoral de Ghannouch, à partir du point de déversement du phosphogypse. Selon une étude intitulée « Identification des causes de la perte de biodiversité et des principaux secteurs affectant la biodiversité en Tunisie », publiée en 2021, l’écosystème marin de Gabès est totalement dépourvu de végétation dans cette zone. L’étude indique aussi que « les premières apparitions d’organismes marins commence à une distance de 2 à 3,3 km du rivage, avec un nombre très limité d’espèces marines par rapport aux zones voisines ».

En 1978, soit six ans après la mise en service de l’usine d’acide phosphorique, l’Institut supérieur de technologies et des sciences de la mer a mesuré les niveaux de pollution de l’eau de mer par les résidus de phosphate et le fluor dans le pourtour du littoral de Ghannouch, où est implantée l’usine. Les résultats ont révélé que la concentration de fluor dans l’eau de mer sur la plage, provenant du phosphogypse, atteignait un niveau 83 000 fois supérieur à la normale, selon une publication de l’institut parue en 1980.Une étude publiée en 2007, intitulée «Présence des métaux (cadmium, plomb, mercure) et des hydrocarbures totaux dans les sédiments de surface de la côte du golfe de Gabès», indique que la concentration de cadmium dans l’eau de mer près du groupe chimique de Ghannouch variait entre 0,10 et 26,31 mg/kg, dépassant le taux normal, estimé entre 0,1 à 1 mg/kg. Tandis que la quantité de mercure, selon une publication de l’Institut supérieur d’océanographie, affichait une concentration comprise entre 0,11 et 2,12 mg/kg, dépassant le taux normal estimé entre 0,01 à 0,1 mg/kg. Ces niveaux sont la conséquence directe du rejet de phosphogypse par le groupe chimique dans la mer. Selon la même étude, la zone côtière du golfe de Gabès a atteint son niveau maximal de pollution au mercure, après seulement dix ans du démarrage de la production d’acide phosphorique, principale source de phosphogypse.

Le déversement de millions de tonnes de phosphogypse sur le littoral de Gabès durant près de cinquante ans constitue une réelle menace pour les herbiers de posidonies, qui avaient, autrefois, valu à la ville le titre de « poumons de la Méditerranée », en raison de leur vaste extension le long des côtes, avant l’implantation du groupe chimique en 1972.

Gabès, juin 2025 – La pollution de l’air et de l’eau affecte toute la zone entourant le groupe chimique – Photos Nawaat – Malek Ben Dkhil

La posidonie, un poumon asphyxié

La posidonie contribue à la production d’oxygène. En l’occurrence, un mètre carré de posidonie produit deux fois plus d’oxygène qu’un mètre carré de forêt amazonienne. Une étude de 2006 intitulée « Protection et conservation de la posidonie océanique », montre qu’un mètre carré de posidonie produit 14 litres d’oxygène en 24 heures, tandis que la même superficie de forêt amazonienne en produit environ sept litres. Interrogé par Nawaat, Sami Mhenni, ingénieur en sciences marines et président de l’association Houtiyat, explique :

Cette plante est d’une grande importance. Elle constituait autrefois l’un des éléments les plus caractéristiques du littoral de Gabès. Au début des années 1970, l’explorateur français Jacques-Yves Cousteau a visité Gabès et a été émerveillé par l’abondance des prairies de posidonies le long de sa côte. Ces prairies servaient de refuges et de nids pour de nombreuses espèces marines. On sait que la posidonie produit 50% de l’oxygène que nous respirons, et que ses racines stockent également le carbone dans le sol pendant des siècles. C’est une plante magique aux multiples bienfaits. Son rétrécissement est un véritable cauchemar tant pour les humains que pour les autres créatures.


Gabes : Mobilisation des jeunes militantes de «Stop Pollution»
– 02 Nov 2021 –

Dans ce reportage, Maryem nous embarque à la rencontre de trois jeunes femmes s’engagent contre la pollution dans la région de Gabès : l’air et les eaux contaminés par les rejets des usines de produits chimiques, mais aussi les déchets de ces usines qui jonchent la région. D’après elles, le fléau peut même devenir une source de revenus et de création d’emplois.


Une étude intitulée « Le couvert végétal marin Posidonia oceanica dans le golfe de Gabès, Tunisie – Rapport sur l’état des coûts et des bienfaits, dans le cadre des Journées de la biodiversité et la biosécurité pour le développement durable », souligne que les prairies de cette plante se distinguent par une grande biodiversité, avec plus de 400 espèces végétales et des milliers d’espèces animales marines qui y vivent. Il s’agit de :

l’écosystème marin le plus riche en biodiversité de toute la Méditerranée, abritant un quart des espèces marines. Cette prairie est aujourd’hui menacée d’extinction, avec un déclin annuel estimé à 5 % en Méditerranée. Si l’on applique ce taux à la posidonie dans le golfe de Gabès, sa disparition prendra entre 340 et 400 ans, à moins que des mesures de protection nationales et régionales efficaces ne soient adoptées et mises en œuvre.

Selon l’annexe II de la Convention de Barcelone de 1976 et l’annexe I de la Convention de Berne de 1979, la posidonie est classée comme une espèce marine menacée. Un rapport intitulé « Le couvert végétal marin dans le golfe de Gabès : répartition et réseau de surveillance de la posidonie » indique que le golfe de Gabès a connu un déclin marqué des prairies de posidonie et que, depuis 1990, ces plantes ont totalement disparu des eaux de moins de 10 mètres de profondeur.

Gabès, juin 2025 – Les carcasses de tortues marines, d’oiseaux et de poissons morts sont devenues un spectacle familier sur la plage de Gabès – Photos Nawaat – Malek Ben Dkhil

Nous ne disposons pas de statistiques actualisées sur la superficie actuelle des prairies de Posidonie à Gabès. Mais une étude scientifique intitulée « L’impact économique de la régression des prairies de Posidonia oceanica due aux activités humaines sur les pêcheries côtières dans le golfe de Gabès (Tunisie, sud de la Méditerranée) » précise que la superficie de ces prairies a chuté de 43 563 hectares en 1990 à 14 826 hectares en 2014. Avant l’implantation du groupe chimique de Ghannouch, la superficie de ces prairies était de 130 000 hectares en 1965, avant de chuter à 84 253 hectares en 1981.Cela signifie que la superficie a diminué de 88% entre 1965 et 2014. Ce déclin est dû au déversement de phosphogypse dans la mer, qui provoque une forte acidité et une turbidité dans l’eau. Cela entraine une perte de transparence, bloquant l’accès de la lumière à la posidonie, et finit par provoquer sa mort.

En 1979, l’Institut supérieur des technologies et des sciences de la mer a effectué une surveillance sur six ans afin de mesurer l’impact des métaux lourds sur les organismes marins. Cette étude a conclu que la concentration moyenne des métaux lourds –provenant principalement du phosphogypse- dans les plantes de posidonies sur le littoral de Gabès atteignait 1,456 mg/g. Il s’agit d’un niveau très élevé par rapport au taux normal, estimé entre 0,002 à 0,02 mg/g, selon un bulletin de 1988 publié par l’institut. La présence de ces métaux affecte directement la posidonie, en provoquant la brûlure de ses feuilles, l’arrêt de sa croissance et une perte de sa capacité à purifier l’eau.

L’étude intitulée « L’impact économique de la régression des prairies de Posidonia oceanica due aux activités humaines sur les pêcheries côtières dans le golfe de Gabès (Tunisie, sud de la Méditerranée) » indique qu’une mégatonne (soit un million de tonnes) de phosphogypse entraîne la perte d’un hectare de posidonie. En se basant sur les quantités de phosphogypse déversées sur les côtes de Gabès depuis 1972, on estime que la superficie totale de posidonie directement réduite par ces déversements s’élève à environ 233 hectares.

La même étude scientifique précise que la perte d’un hectare de posidonie entraîne la disparition d’une tonne de production halieutique. Ainsi, le golfe de Gabès perd chaque année environ cinq tonnes de poissons, ce qui impacte gravement la vie économique de la région, vivant historiquement de la pêche.

Une richesse dilapidée

Il n’y a plus de richesse halieutique à Gabès. Je travaille depuis près de 13 ans dans ce secteur, et les prises ne sont plus aussi abondantes qu’avant. Il y a quelques années, le thon, le « ghzal » et le « chourou » étaient abondants mais aujourd’hui, les quantités ont fortement diminué. Nous demandons une solution à la pollution, afin que nous puissions relancer notre pêche et gagner notre vie, et pour que l’émigration clandestine ne soit pas la seule issue pour nos jeunes.

C’est ce que nous a déclaré un pêcheur contraint d’abandonner le bateau de pêche sur lequel il travaillait, faute de poissons.

Le golfe de Gabès est pourtant considéré comme une zone très prolifique, abritant de nombreuses espèces de poissons et de crustacés. Dans la région, les activités de pêche sont principalement côtières, outre la pêche de fond et du chalutage. Une étude ayant pour thème «L’identification des facteurs de perte de biodiversité et des secteurs clés qui y contribuent en Tunisie » indique que, entre 2000 et 2010, la production annuelle totale dans le golfe de Gabès a dépassé 40 000 tonnes, soit 40% de la production nationale annuelle.

Gabès, juin 2025 – La plage de la ville est le témoin vivant du crime commis contre Gabès et ses habitants – Photos Nawaat – Malek Ben Dkhil

Fouad Karim, militant écologiste, donne plus de détails sur le sujet : « Gabès comptait autrefois 270 espèces de poissons. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’environ 70. Les poissons ont migré vers les côtes libyennes à cause du déclin des herbiers marins. Il faut dire que nous avons perdu notre richesse halieutique nationale à cause de la pollution. Dans le passé, des bateaux de pêche venaient de toute la Tunisie vers Gabès pour pêcher la crevette et le thon. Il est clair que nous ne pourrons restituer cette richesse qu’en mettant fin au déversement de phosphogypse dans la mer. »

A Ghannouch, les activités de pêche sont axées sur la pêche côtière. Les prises se composent essentiellement de poissons bleus, de crevette et d’autres espèces qui peuplent ou nichent dans les prairies de posidonies, ou qui s’y installent temporairement. Jadis, les pêcheurs de Ghannouch utilisaient des barques non motorisées. Mais depuis 2006, selon des données de l’Observatoire national de l’agriculture, les pêcheurs de Ghannouch –où se trouve le groupe chimique- ont progressivement commencé à recourir à des bateaux de pêche côtière motorisés. Ce qui s’explique par la diminution des ressources halieutiques due à la désertification du littoral sur un diamètre d’environ 2 km et à la disparition des herbiers de posidonie. D’où cette raréfaction des poissons et autres organismes marins près du rivage. Cela a forcé les pêcheurs à utiliser des bateaux de pêche motorisés pour pouvoir s’aventurer plus loin.

Le nombre de travailleurs sur les bateaux de pêche côtière motorisés à Ghannouch est passé de 48 en 2006 à 126 en 2017, tandis que le nombre de travailleurs sur les bateaux de pêche non motorisés a fluctué entre 2000 et 2017.

Le 5 mars, un conseil des ministres restreint a pris une série de décisions, parmi lesquelles la suppression du phosphogypse de la liste des déchets dangereux. Alors que ce produit est classé comme tel depuis 2000, conformément au décret n°2339.  Cette décision gouvernementale remettait en cause une mesure adoptée en 2017, résultat de longues luttes des habitants de Gabès. Elle prévoyait l’arrêt du déversement de phosphogypse en mer et le démantèlement des unités de production du groupe chimique, et leur remplacement par des unités modernes et respectueuses de l’environnement.Cependant, depuis 2017, les gouvernements successifs ont refusé d’appliquer la décision dont ils étaient eux-mêmes les initiateurs, et n’ont pris aucune mesure pour entamer le démantèlement des unités polluantes. Sachant que selon le calendrier fixé par cette même décision, la dernière unité polluante du groupe chimique de Gabès aurait dû être démantelée fin 2024.

Les gouvernements tunisiens sacrifient le droit à la vie pour quelques points à gagner au classement des indicateurs de développement dont se prévalent les dirigeants successifs. Alors qu’ils savent pertinemment que le volume de dérivés du phosphate produit par le groupe chimique de Ghannouch équivaut à cinq fois le volume de phosphogypse qu’il déverse en mer. Le rejet continu de ce phosphate constitue un danger menaçant des générations entières d’une mort lente. Le gouvernement actuel a innové en signant cet arrêt de mort, faisant fi des recherches scientifiques qui ont prouvé la dangerosité du phosphogypse pour tous les organismes marins et pour l’être humain lui-même.