Au loin, le train. Immobile au bout du regard. Un moment passe avant qu’une main ne tourne une manivelle qui elle-même tourne les roues ferroviaires du train au bout du regard. Le train avance. Lentement puis vivement. Des personnes installées en face, dans le noir, le voient foncer sur elles à toute allure. Certain-e-s crient. D’autres s’enfuient. Mais le train s’arrête en gare tranquillement, 52 secondes plus tard. Pour la première fois, l’on observe un train comme ce train-là. Il y a 130 ans, le cinéma apparait au monde. Et la perspective devient profondeur.
Dès ses premières secondes de vie, à travers la manivelle qu’on tourne pour faire défiler les photogrammes devant la lumière – images fixes ainsi rendues mouvantes sur l’écran de projection – faisant écho à la manivelle liant les roues de la locomotive imprimées sur la pellicule, c’est sous le signe d’une concomitance, d’un rapprochement, d’une liminalité de mouvements multiples qu’est placé le geste du cinéma. Dans les grottes de la préhistoire, ce sont des images à même la paroi de pierre. A l’apogée de l’ère industrielle, ce sont des images de lumière à même un grand écran blanc dans une salle obscure.
Ce n’est ni cette « invention sans lendemain » qu’est le cinématographe (à la fois appareil de captation et appareil de projection) ni le film enregistré (ou « vue photographique animée » selon l’appellation des frères Lumière) qui ont donné naissance à cet art en devenir. Le cinéma naît de mouvements liminaux qui créent un espace-temps autre : le mouvement de la manivelle du cinématographe, le mouvement du train et le mouvement des spectateurs dans la salle. Cette immédiateté de mouvements dans des espaces et des temps différents, inédite dans l’histoire humaine, reste à ce jour singulière. Nulle part ailleurs, un mouvement n’est plusieurs.
Les projections s’organisent
Rapidement, les frères et leurs opérateurs, Méliès (lui-même présent à la projection au 14, boulevard des Capucines), Alice Guy, ainsi que d’autres, s’approprient ce nouvel outil pour en faire une expression formelle. Les appareils prolifèrent, les films aussi, le commerce fleurit. Spécialement chez les classes populaires. Les projections s’organisent dans les fêtes foraines et la bourgeoisie regarde d’un œil hautain et méprisant cette nouvelle occupation de la populace. Le théâtre, on y va en costume et on se tait pour entendre les comédiens déclamer à gorge déployée et forces gesticulations les grands Textes des grands Auteurs. Le cinéma est encore une curiosité qui ne fait pas de bruits tout en faisant un boucan.

Un peu plus tard, certains s’approprient autrement l’outil et l’embourgeoisent de grands récits, comme au théâtre. Mais les plus visionnaires en profitent pour développer sa langue, propre et vivante, principalement dans des pays ou des régimes naissants en mal d’Histoire ou de mythes fondateurs (Griffith aux Etats-Unis et Eisenstein en Union Soviétique). Les Américains l’organisent en industrie et le spectacle se déplace depuis les fêtes foraines vers les Nickelodeon puis les salles de cinéma telles que nous les connaissons aujourd’hui (à peu de choses prés).
La formule consacrée héritée d’un Malraux moins bon ministre qu’écrivain voudrait que le cinéma soit « un art et une industrie ». Mais Godard le résume mieux : « un miracle ». Le miracle d’un nuage qui traverse le ciel et qui arrête un tournage, fige une cinquantaine de personnes dans un non-lieu, attendant qu’il passe pour pouvoir filmer. Le miracle de ce même nuage ou d’un autre, qui traverse le ciel d’un écran et qui dans les yeux d’un spectateur, fait remonter des larmes du fond de sa singularité d’individu. C’est ce miracle-là dont il s’agit, celui de la réalité apprivoisée, trans-formée, signifiante. Une réalité autrui.
Le son installe le silence
Au commencement du cinéma ne fut pas la parole. Ce que l’invention du son au cinéma a apporté, ce n’est pas la parole. Elle a accentué l’enveloppe que constituent un film et une salle de cinéma pour le spectateur. La dichotomie n’est pas celle erronée entre « cinéma muet » et « cinéma parlant », elle est entre cinéma enveloppé par le son et cinéma enveloppant par le son. Michel Chion explique d’ailleurs très bien que le cinéma a de tous temps été « sonore ». Et bien que d’un côté, le son a installé le silence dans la salle, d’un autre côté, il a accentué les différences entre salle de cinéma et salle de spectacles et approfondi le sentiment d’immersion. De même qu’aujourd’hui, la 3D qui réinvente et augmente la profondeur, ajoute à la singularité du cinéma.
Le travail du cinéaste est celui de la lumière. Aller tout au fond. L’apprivoiser, la faire parler, la mettre à nu. La lumière, et toutes les ombres qu’elle cache. Il n’y a de sang pour le cinéaste que de lumière. Et puis il y a la salle de cinéma. Là où la lumière s’abandonne à son sort. Là où elle est tout entière donnée, en partage. Là où toutes les lumières qui se cachent dans l’ombre entrent en résonance avec les spectateurs. Regarder dans la même direction que la lumière. La rencontrer sur l’écran. Le son berce cette rencontre.
De tous, le spectacle cinématographique est le plus paradoxal, le plus contradictoire. C’est seulement dans le noir qu’on peut le voir. Il est à la fois un concentré d’intimité et de sociabilité. Et comme par enchantement mécanique, ce sont des images fixes et figées qui prennent vie devant nos yeux, à l’autre bout de la lumière, qui deviennent, s’animent, qui dansent sur l’écran. Une expérience de cinéma est en cela « immense, elle contient des multitudes » (Walt Whitman). Ainsi, comme mentionné succinctement plus haut, l’illusion primale du l’image de cinéma germe de la rencontre impromptue de deux mouvements : le défilement de la pellicule acculé à la persistance rétinienne qui génèrent ensemble un faux-mouvement, l’illusion de l’image mouvante. De sorte qu’on préférera au terme « images mouvantes » celui d’images animées.

Aujourd’hui, les données informatiques ont remplacé les photogrammes. Les fichiers numériques, les DCPs, le streaming, ont remplacé la pellicule. Autrefois solitaire, l’écran de cinéma a éclaté en une variété d’écrans : téléviseurs, ordinateurs, smartphones, écrans publicitaires, tablettes, etc. Tous diffusent une image elle-même éclatées en une variété de pixels. Le grand écran, réceptacle originel des films, pendant très longtemps son seul réceptacle, devient pratiquement désuet à l’ère du « direct to DVD » et de « Netflix » qui viennent s’ajouter aux télés, à la vidéo, à la téléphonie et au téléchargement. Évolution des habitudes de consommation, dit-on. Or, un film ne se consomme pas, il se pense. Et une salle n’est pas transportée, on s’y transporte pour qu’elle nous transporte. L’ailleurs, encore et toujours.
S’installer dans son siège favori et habituel, attendre quelques minutes. Le rideau s’ouvre, les lumières s’éteignent. Pendant quelques secondes, les bruits cessent dans le noir complet : là commence l’expérience de l’ailleurs. Difficile d’imaginer cette expérience dans le bus, dans un café ou même chez soi (car l’arnaque publicitaire ultime est celle du « home-cinema »). Rire et pleurer avec les autres. Tressaillir et avoir peur avec les autres. Être en colère et avoir la nausée avec les autres. Une chair de poule collective, le cinéma se fait et se vit à plusieurs. Aldous Huxley a écrit : « Si un humain rêve seul, ce n’est qu’un rêve. Si plusieurs humains rêvent ensemble, le rêve devient une réalité. » Regarder un film est pareil : il transforme le rêve en réalité. Et au sortir de la salle, retourner lentement vers le ici et maintenant en gardant l’ailleurs en soi, ou alors en discuter (la plupart du temps se disputer) jusqu’au bout de la nuit.
Ces expériences des ailleurs que sont les projections de films dans les salles de cinéma, états sensoriels indéterminés au-delà de l’éveil et du sommeil, comme des visions partagées par une collectivité toujours mouvante, toujours nouvelle, le temps d’une séance de communion, sont uniques car elles tiennent au fil ténu de la rencontre avec l’altérité. Altérité de l’espace confiné ouvert sur tous les possibles, altérité du coude inconnu que l’on effleure, de la respiration du voisin que l’on perçoit, des paroles secrètes chuchotées à l’oreille que l’on entend malgré tout mais que l’on garde secrète à notre tour. Altérité de la proximité. Altérité du monde avant et après le temps de la projection. Entrer dans une salle de cinéma c’est accepter de s’extraire du monde pour la promesse de le retrouver autre à la sortie.
La Tunisie à l’interstice de plusieurs mondes
La Tunisie est un pays largement venu d’ailleurs : de Tyr et d’Arabie. Un ailleurs venu à la rencontre des indigènes Amazighs. Du bois de cette rencontre, et de maintes autres qui ont suivi, est fait ce territoire. Un pays continuellement mélangé et traversé. Un pays à l’interstice de plusieurs mondes. Ainsi, il n’y rien de moins fondamentalement tunisien que les agressions à l’encontre de nos frères et sœurs d’africanité. Un pays perché entre un désert berceau de l’humanité et une mer berceuse de croyances mythiques et monothéistes. Un peu comme le cinéma, le pays apprivoise, trans-forme et signifie. De cette même manière, la révolution s’est faite. Car elle est moins l’avènement d’un nouveau, que l’avènement d’un autre.
1886 / 1966 / 1986 / 2006 / 2016. On dirait que le 6 est le chiffre fétiche du cinéma en Tunisie. Une année après l’invention du cinématographe, Albert Samama-Chikli l’introduit à Tunis. Il sera par ailleurs le pionnier en organisant les premières séances de projection puis en réalisant les premiers films de fiction. Dix ans après l’indépendance, “L’Aube” sera considéré comme le vrai premier film, car en temps de liberté. Un an avant le coup d’État de Ben Ali, le couple Bouzid/Attia mettent la première pierre libérale au cinéma en Tunisie. En 2006, étaient diffusés les 3 premiers longs-métrages tunisiens filmés en numérique : “Elle et lui”, “La tendresse du loup” et “Junun”.

Quant à la dernière année en date finissant en 6, elle a été faste. Plusieurs premiers longs-métrages de fiction sont diffusés : “Hédi“, “Thala mon amour“, “The Last of Us“, “Demain dés l’aube” ainsi que la sortie 15 ans après sa réalisation de “No Man’s Love” resté inédit en salles depuis 2002. A ceux-là nous pouvons ajouter d’autres œuvres qui gravitent autour : “L.E.N.Z.” (filmé en Italie par deux cinéastes dont la co-réalisatrice est tunisienne), “Brûle la mer” (filmé en France par deux cinéastes dont le co-réalisateur est tunisien), “Foyer” (film court singulier par l’artiste visuel Ismail Bahri) ainsi que le troisième long-métrage de Raja Amari “Corps étranger“.
Cette année-là fut aussi celle du Tanit d’Or “Zeineb n’aime pas la neige” de Kaouther Ben Hania, celle de la sortie de “Narcisse” de Sonia Chamkhi ainsi que la diffusion des inintéressants et irregardables “Zizou” du courtisan colonial Férid Boughedir, “Eclipse” par feu Fadhel Jaziri à ce moment-là propagandiste officiel du régime en place, “Lilia” du propagandiste du régime précédent Mohamed Zran, “Dicta Shot” de Mokhtar Laajimi, “Woh” de Ismahane Lahmar et “Fleur d’Alep” de Ridha Béhi.
Le plébiscite international de 2016
Il y a donc eu un nombre sans précédent de propositions mais ça ne s’arrête pas là. 2016 est sans doute l’année d’un plébiscite international jamais vu. Grand Chelem des compétitions Berlinoise, Cannoise et Vénitienne (quoi que pour l’avant-dernière ce fut celle du court-métrage pour “La laine sur le dos” de Lotfi Achour). Prix historiques pour “Hédi” et “The last of us” : 2 à Berlin et 2 à Venise. Sortie commerciale française phénoménale d’”A peine j’ouvre les yeux” (on parle de plus de 100.000 spectateurs), etc.
Au-delà des performances chiffrées, cérémoniales et festivalières entamées depuis quelques années déjà, ce qui distingue cette année 2016 des précédentes c’est surtout la rupture d’un grand nombre de films avec les tendances précédentes. Que se soit les objets singuliers et radicaux que la cinématographie tunisienne n’a jamais connus auparavant (The Last of Us, L.E.N.Z., Foyer et dans une moindre mesure Brûle la mer) ou des écritures plus ordinaires mais travaillées par des formes ou des propos qui dénotent (“Thala mon amour”, “Hédi”, “Corps étranger” et dans une moindre mesure “Demain dès l’aube”), c’est à une sorte de renaissance filmique que nous avons assisté cette année-là. Des vertiges de la libération faisant suite aux triomphes de la domination observés auparavant chez Leila Bouzid et Fares Naanaa notamment.
Depuis, plusieurs autres cinéastes ont ajouté leurs touches à cette filmographie quelque peu foisonnante en surface (beaucoup moins en profondeur) : Abdehamid Bouchnak, Amel Guellaty, Mehdi Barsaoui, Sarra Laabidi, Youssef Chebbi, Hind Boujemmaa, Walid Mattar, Erige Sehiri et bien d’autres. Ces cinéastes que l’on peut qualifier d’actuel-les (entendez qui ont réalisé leur premiers films après l’an 2000 et leurs premiers longs de fiction après 2010) brassent diverses tendances communes à la tête desquels on peut citer : le naturalisme à l’épaule, le drame social petit-bourgeois, le recours de plus en plus affirmé au genre et plus particulièrement d’éléments « fantastiques », des directions artistiques (décors, costumes, maquillages) de style AirBnb, un cinéma de l’épuisement, une sociologie nouvelle des personnages (avec notamment des figures peu représentées précédemment comme celle du policier : “La belle et la meute”, “Papillon d’or”, “Ashkal”,” Aicha”, “Tlamess”…) En résumé, des films oscillants constamment entre triomphes de la domination et vertiges de la libération.

Mouvements contradictoires
De son côté, après des décennies de débâcle, le mouvement régissant le circuit de l’exploitation en Tunisie a été contradictoire, les deux dernières décennies : ouverture puis fermeture du Cinémafricart, réouverture du Ciné Vogue mais sous la forme d’une salle de spectacle pluridisciplinaire, implantation d’une salle dans l’espace théâtral Madart devenue CinéMadart, etc. Se succèdent donc fermetures, ouvertures, transformations de salles en espaces commerciaux et transformation de salles en espaces pluridisciplinaire ou vice-versa. Ceci étant, globalement, le parc des salles ne cesse de rétrécir mais les écrans projetant des films se font moins rares (lire un peu plus loin la différence entre « salle » et « écran »).
A chaque fois qu’une salle de cinéma ferme, c’est un deuil, et pas seulement pour une poignée de cinéphiles chevronnés. C’est un deuil pour les regards de chacun. Les yeux respirent mieux au cinéma. Et à chaque fois qu’une salle de cinéma ouvre, c’est une naissance : la naissance des possibles, des idées, des images qui viendront s’exprimer en elle. C’est une fête pour le regard. C’est quand une salle de cinéma ouvre que nous pouvons garder espoir face à tous ceux qui pour une raison ou une autre, voudraient museler les pensées et les imaginaires : la lumière a encore un foyer.
Une politique globale de diffusion du film ne peut se penser en dehors de l’évolution du cinéma en tant que tel et du contexte cinématographique mais aussi sociopolitique du pays. C’est tout le sens d’ “Ecrans d’abondances” de Tahar Cheriaa, livre publié dans les années 70 dont les idées tiers-mondistes ont régi les fondements du cinéma en Tunisie dès les années 60. La polarisation idéologique des années 70 passée, l’avènement du monde digital advenue et un futur proche régi par l’IA, la VR et la conquête de l’espace, forment un présent éloigné de celui théorisé par Cheriaa.
N’empêche, l’absence de pensée organique ne peut conduire qu’à une impasse dans laquelle nous pataugeons continuellement à de rares moments de floraison près (l’immense succès commercial de “Dachra” en est le dernier exemple en date) : une quasi-inexistence de salles de cinéma dans un pays qui en comptait environ 150 il y a à peine 50 ans et un désintérêt de plus en plus affirmé des publics (spécialement les plus jeunes).
L’absence de cette pensée a conduit au lancement de multiplexes. Idée déjà désirée par Ben Ali lui-même l’année de sa déroute et déconfiture, qui fut malgré tout portée par les apparatchiks du régime restés en place et par une partie de l’establishment culturo-commercial. De fait, il s’est produit en Tunisie ce qui se produit systématiquement à l’intérieur de tous les territoires conquis par les multiplexes : quasi-monopole des écrans (un seul multiplexe se compose de plusieurs écrans, parfois de dizaines), marchandisation des films, uniformisation de la production, prise de pouvoir des diffuseurs vis-à-vis des producteurs, fermeture (et impossibilité d’ouverture de salles) de proximité (le cas de la salle Amilcar), etc.
Partant donc de ces trois dates clefs : 130ème anniversaire du cinéma ce 28 décembre 2025, fin du premier quart de ce second millénaire et début prochain d’une année finissant en 6 avec ce que cela peut potentiellement représenter si la règle des 6 est respectée, nous proposerons les 12 prochains mois à raison d’un article de fond par mois, une réflexion sur l’état du cinéma en Tunisie avec un regard à la fois introspectif des principales tendances depuis l’arrivée du numérique mais aussi avec un œil attentif aux mutations qui ne manqueront pas d’advenir prochainement si tant est que l’on soit capable d’étreindre l’ailleurs au bout de la caméra.
Très bon anniversaire au 7ème art et que l’année 2026 soit encore une fois historique pour le cinéma en Tunisie.








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