Ce que le film garde de la terre sur laquelle il a été tourné se déploie dès le début de « On the Hill » de Belhassen Handous. Une aube qui s’étire au sortir de la nuit et la tête d’un cheval dont le corps est obstrué par un mur en pierre. Le cinéaste se fait céphalophore de la matière du monde. Si la poétesse est « celle qui porte les fleurs à leur tombe » (Daad Haddad), lui est celui qui porte la tête du cheval depuis le matin jusqu’à sa fusion avec la terre. Il est comme la fourmi que l’on voit dans le plan suivant au tout début du documentaire, il réorganise grâce à ses images et à ses sons, les signes et les sens. Il répare la surface brisée du réel.
Le documentaire commence donc non pas par installer le personnage dans son caractère, son passé ou sa psychologie, mais par l’inscrire dans son territoire. Un peu comme si le film était raconté du point de vue de la colline dont il est question dans le titre. Les bêtes et nous, nous nous en reviendrons invariablement vers le néant duquel nous venons. Reste la colline. Reste le film. Ce qui garde. L’opposé de ce qui capte. Si le premier film du réalisateur (« Hecho en Casa », Exit Productions, 2014, aussi productrice à travers Ala Eddine Slim de ce second doc) peut se voir comme un journal intime, « On the Hill » est à voir comme un poème.
La petite maison sur la colline
Madame Bergman, Gisela Gertrud de son prénom, allemande de 81 ans, étalonnière depuis une quarantaine d’années à Ghardimaou (nord-ouest tunisien à la frontière avec l’Algérie), vit seule au milieu de ses animaux dans sa maison coloniale, entourées uniquement de quelques travailleurs locaux qui l’aident dans ses tâches : l’élevage et le lignage équin ainsi que l’entretien de la maison décrépie autant que la période coloniale durant laquelle elle a été édifiée. Or, l’aspect historique ne semble pas intéresser le réalisateur. Ni souvenirs de jeunesse, ni nostalgie d’un paradis perdu, ni généalogie familiale ou locale. L’on apprend extrêmement peu de choses sur Madame Bergman, encore moins sur le village attenant à son domaine (pourtant assez crucial depuis l’antiquité carthaginoise jusqu’à la Guerre d’Algérie durant laquelle il était une base arrière pour les révolutionnaires indigènes contre l’armée coloniale française).

Seulement une scène lapidaire et silencieuse dans laquelle elle regarde quelques anciennes photos argentiques. La main uniquement a une mémoire : faire le feu, caresser l’animal, tenir la photographie. Or, le réalisateur, qui vient lui-même de la pratique photographique, ne s’y attarde pas. Aucun fétichisme ne pointe. Ainsi, le caractère impersonnalisant de la narration évoque une plus profonde étreinte, celle d’un dénuement face aux images.
Il y a donc cette colline qui regarde et cette maison qui est la plupart du temps filmée de biais, avec parfois la lumière rasante du crépuscule qui donne un aspect irréel à sa façade (le documentaire peut être regardé comme un film de fantômes inversé). A l’intérieur, il y a un corps chétif, courbé et travaillé par le temps, tel l’agriculteur qui travaille la terre, persévérant avec l’âge, tenace face l’angoisse. En termes d’espace, le film passe du ciel à la colline, de la maison à la cuisine. Ce zoom in qui commence par les nuages au tout premier plan se termine sur les plis de la peau de Madame Bergman plusieurs séquences plus tard.
Toujours allant vers la rencontre, le cinéma est pétri à partir d’un corps dans un espace. Handous prouve, si besoin est, que ce théorème se suffit à lui-même. Le cinéma n’a pas besoin de plus. Il postule par son second documentaire que dépouiller revient à faire apparaître. D’ailleurs, dans son précédent (« Fait à la Maison » dans la traduction française du titre), c’est son propre corps de filmeur qui était à l’œuvre, nu d’emblée, dénudé ultérieurement des oripeaux de la sanité, décimé par l’exil, transi par la révolution. Ses deux films se regardent en miroir : la maison de laquelle on vient, la maison vers laquelle on se dirige. Et au milieu se tient le film, fier et ouvert à l’autre et aux vents.

Vieillissement de l’apprivoisement
De fait, dans un film, les sentiments ou ressentis du « connu », du « commun », de la « semblance », de la « familiarité », de ce que Barthes appelle « l’effet de réel » ou ce que Pierce appelle « indexialité » ou ce que Metz appelle « impression de réalité », déborde le filmé, imprègne le regard et le transforme en profondeur, comme le temps transforme le corps et l’agriculteur la terre. Le cinéma ne dit pas « regardez cette maison, elle est semblable à toutes les vraies maisons. » Le cinéma ne dit pas « regardez cette maison, elle est la reproduction exacte (Kiarostami dirait la « Copie conforme ») de la maison de mon ami. » Le cinéma dit : « regardez cette maison, elle n’est pas là et pourtant je la fais advenir dans sa plein singularité de maison, à chaque fois la même, c’est-à-dire à chaque fois différente. » Et après avoir dit cela, le cinéma fait avec nous ce que nous faisons avec les bêtes : il nous apprivoise.
Car oui, aller au cinéma c’est se blottir contre l’image comme le chaton contre le sein de Madame Bergman pendant qu’elle lit la biographie de Lawrence d’Arabie au début du film (seul moment avec celui où une personne lui lave les pieds qui prennent acte des résidus des dynamiques coloniales). De même, nos corps de spectateur-trices deviennent réceptacles des films après qu’ils aient été nos réceptacles à nous. Nous sommes habitués à leur toucher de lumière, à leur présence spectrale et pourtant si ancrée dans nos chairs, à l’enveloppe de leur voix. Dans « On the Hill », Handous filme les terminaisons de ce processus d’apprivoisement. Que reste-t-il une fois que l’on a maitrisé la racialité des chevaux ? Que reste-t-il une fois que l’on survit à l’aimé ainsi qu’à son premier chien ? Que reste-t-il des colonies ? Que reste-t-il du film une fois fini ?

Le documentaire de Handous ne tranche pas, de même que son précédent, ni dans le vif, ni dans le supplétif, encore moins dans le superlatif. La caméra accompagne la fatigue, le froid, la folie. A l’être esseulé à côté de qui elle se tient, la caméra propose un pacte de patience. Le temps qui passe, la précarité qui s’installe et la mémoire qui s’efface, sont conjurés en une main tendue vers la lumière et des pieds qui marchent vers l’ailleurs. Au milieu du film, Gisela Bergman, dont le second prénom Gertrud convoque le personnage de Dreyer qui aussi choisit de finir sa vie seule après avoir tenté d’attraper l’absolu, renverse la situation et guide la caméra aux tréfonds de l’obscurité.
Plusieurs sublimes scènes s’enchaînent jusqu’au vertige. Tout d’abord, Madame Bergman surgit dans le plan et est pétrifiée pendant un long moment. Ensuite regarde la caméra et avoue : « J’ai cru voir ma grand-mère. » Il n’y a évidemment personne. Elle hallucine. Le film prend alors une tournure de suggestion prégnante. La matérialité du territoire est transpercée par le surgissement de son immatérialité latente. Quelques minutes de film plus tard, après avoir essayé de regarder dans le soleil et n’y arrivant pas « tellement c’est fort », elle se laisse bercer par ses rayons jusqu’au sommeil. Elle dort dans la couleur. Et l’on voit presque ses rêves quitter son crâne vers l’astre lointain. Ou est-ce l’inverse ? Peut-être les rêves viennent-il du soleil et se perdent-ils dans les ombres à la tombée de la nuit.
Puis, après avoir divagué dans ses pensées éparses un moment, Madame Bergman erre dans le noir complet, si ce n’est une tâche de lumière qui cherche dans la nuit « la joie de vivre » perdue, car elle ne peux plus monter à cheval (visuellement, on pense évidemment à la scène des catacombes dans « Metropolis »). Quand enfin, le cheval est là. Sublime, fondamental et gracieux, ses vertèbres apparaissent sous le faisceau lumineux de la lampe de Madame Bergman. A l’hallucination succède la vision, l’apparition dans l’ombre, ce qui est tapi dans les plis du réel d’indicible : les vertèbres du cheval sont les vertèbres de la nuit. L’animal empêche le ciel de tomber. La mort est conjurée par l’image. Après nous avoir apprivoisés, le cinéma ne nous domestique pas, il nous met face à nos défaites et nos possibles : le cheval est là, mais Gisela ne peut plus le monter.

De lumière, devenir terre
Si l’on imagine que la tristesse des chevaux serait d’avoir véhiculé la démence des humains, si l’on imagine que leur honte serait d’avoir été montés par Alexandre, Napoléon et d’autres sanguinaires de leur espèce, la tristesse des humains peut se penser par la distance de plus en plus affirmée d’avec le vivant, le sensible, le tectonique. Nos corps mêmes nous sont devenus étranges et ont besoin d’être domptés à coup de Pilates, de boissons protéinées et de pilules anxiolytiques.
Dans cette perspective, le cinéma de Belhassen Handous met du corps dans les images. Il ne s’agit pas d’aller des prémices au climax à la résolution. Il s’agit d’aller depuis la lumière vers la terre. Plus le film avance, plus Gisela prend corps dans le paysage. Certes, elle avance, comme nous toutes et tous, vers l’inévitable néant, de l’étincelle à l’éteignement, de l’étreinte à l’extinction. Or, la caméra, comme déjà mentionné, refuse le destin, est réfractaire au tracé.
Quand elle accompagne, elle est elle-même accompagnée par l’organicité. Les scènes et les plans se succèdent en ce sens : Gisela qui se baigne dans le lac et disparait presque dans son eau saumâtre, les fourmis du début du film qui se mouvaient sur un mur se meuvent maintenant sur les vêtements de Gisela. Et à la toute fin, le globe oculaire du cheval à enterrer laisse apparaitre un insecte qui était tapi à l’intérieur. La décomposition des uns fait la persistance des autres.
Ainsi, Belhassen Handous ne raconte pas une histoire, il raconte son rapport aux choses ainsi que le rapport des choses entre elles. Il y a dans « On the Hill » une circulation constante entre les branches contre les nuages et les rides sur le visage, entre les blessures, par exemple le trou dans le mollet de Madame Bergman et les trous dans lesquels on met les chiots, Gisela et les chevaux décédés… Un film peut ne pas nous apprendre des choses. Mais il a vocation à nous rappeler ce que nous avons oublié. « On the Hill » nous rappelle que mourir parmi les bêtes est la plus vivifiante et la plus lumineuse des morts. La colline en linceul.





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