Le dossier des blessés et des victimes de la révolution a été abandonné pendant près de dix ans, avant que le décret n°20 de 2022 ne vienne imposer une nouvelle base juridique, applicable désormais à l’ensemble des ayants droits, même si elle est encore loin de répondre à leurs attentes.
Le 13 janvier 2011, Rached Larbi, 20 ans, originaire de la région de Mornag, a reçu dans la poitrine une balle, ressortie par le dos. La blessure lui a causé une incapacité physique estimée à 95%. Treize ans plus tard, il est toujours sur un fauteuil roulant, pris dans un engrenage sans fin, à la recherche de médicaments –trop chers ou indisponibles – et en quête de justice.
Rached n’est pas le seul dans cette situation. De nombreux autres blessés, et des familles de victimes, souffrent le martyre depuis plusieurs années dans leur quête pour la reconnaissance de leur statut, et pour obtenir réparation. Des décrets et des lois ont été promulgués, à ce sujet, des promesses politiques ont été distribuées. Mais ce n’est qu’en 2022 qu’un nouveau décret statue finalement sur leur cas, en les classant dans la même catégorie que les victimes et les blessés du terrorisme.
Dispositions juridiques
Le décret n° 97 du 24 octobre 2011, relatif à l’indemnisation des martyrs de la Révolution de la liberté et de la dignité, inaugurait un long processus dans cette bataille pour la réhabilitation des blessés et des victimes. Grâce à ce texte, une commission chargée d’établir une liste exhaustive des blessés et des martyrs, et créée auprès du Comité supérieur des droits de l’homme et des libertés fondamentales, sera mise sur pied. L’article 6 dudit décret définit les martyrs et les blessés de la révolution comme étant « les personnes qui ont risqué leur vie afin de réaliser la révolution et d’assurer son succès, et qui à ce titre, ont été martyrisées ou atteintes d’une infirmité, et ce, à compter de 17 décembre 2010 jusqu’au 19 février 2011 ». L’article 7 conditionne l’indemnisation par une incapacité physique d’au moins 6%.
Ces dispositions ont jeté les premiers jalons du dossier. Puis, des décrets et des arrêtés se sont succédé, à commencer par les décrets-lois n° 40 et 790 de 2011, portant indemnisation, pour aboutir à un arrêté du ministre des Droits de l’Homme et de la justice transitoire en date du 26 février 2013, portant création d’une commission médicale chargée de l’étude des dossiers de recouvrement des frais de soins et du suivi des cas urgents des blessés de la Révolution. Entre 2011 et 2021, les blessés de la Révolution et les familles des martyrs s’étaient engagés dans un bras de fer avec les autorités pour les obliger à rendre publique la liste définitive des martyrs et des blessés, après la publication d’une liste préliminaire en 2011, dans le cadre du rapport de la commission d’enquête sur les dépassements et violations enregistrés lors des événements de la révolution tunisienne. Ce rapport estimait le nombre de martyrs à 338 et celui des blessés à 2 147. Or, dans la liste définitive, publiée le 9 avril 2021, les chiffres ont été revus à la baisse, puisqu’il est désormais question de 129 martyrs et 634 blessés.
Interrogé par Nawaat, Adel Ben Ghazi, blessé pendant la révolution, soutient que la publication de la liste des blessés et des martyrs de la révolution « était soumise à des pressions multiples, qui se sont étendues jusqu’à la période du règne de Saied, lequel a rejeté la liste officielle et ne reconnait que la liste initiale, publiée en 2011. » Notre interlocuteur poursuit : « Lors du sit-in organisé par les blessés de la révolution en 2021, des responsables réputés proches du président ont tenté de dissuader les contestataires d’accepter la liste publiée par l’organisme chargé de l’élaborer sur sa page officielle, avant sa publication au Journal officiel. Saied était persuadé que la liste officielle contenait deux noms qui n’auraient rien à voir avec la révolution, selon ce qu’il nous a dit lui-même lors de la visite que je lui avais rendue au Palais, en compagnie d’un groupe de blessés et de familles de martyrs, au lendemain de sa victoire aux élections présidentielles de 2019, pour soumettre nos revendications, dont notamment la publication de la liste, la poursuite des coupables des exactions et l’activation du décret n°97. A cette époque, Saied disait que des parties payées en devises instrumentalisaient notre cause, et nous a mis en garde contre elles. Ces accusations, visant le noyau qui nous avait soutenus bénévolement, et qui était composé des personnalités comme Kalthoum Kennou et Naziha Rjiba, et des organisations telles que le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, les Femmes démocrates, Avocats sans frontières ou l’Association Droits de l’Homme, ont fini par briser notre élan. »
Adel Ben Ghazi rappelle que les familles des martyrs et les blessés de la révolution avaient fortement soutenu Kais Saied lors des élections de 2019, et fondé de grands espoirs sur sa victoire. Mais la situation n’a pas changé, puisque les procès tardaient à avoir lieu et de nombreux blessés ont été pénalisés par la décision des autorités d’interrompre la prise en charge de leurs soins. A ce propos, Adel Ben Ghazi déclare:
Avant d’accéder à la présidence, Kais Saied venait assister aux sit-in organisés par les blessés de la révolution et les familles des martyrs, et soutenait notre cause. Nous-mêmes, nous le consultions sur des questions juridiques comme le décret-loi 97. Au lendemain de sa victoire aux élections, je lui ai rendu visite au palais, avec un groupe de blessés et de familles des martyrs, et lui ai rappelé notre situation. Nous lui avons réitéré notre soutien. Il nous a, sur place, promis de résoudre le problème. Mais malgré les promesses, la situation de beaucoup d’entre nous ne s’est pas améliorée.
Abandonnés
En juin 2023, le président Kais Saied a rendu visite au blessé de la révolution Yosri Zrelli, en marge de son voyage à Paris où il participait aux travaux du sommet « Pour un nouveau pacte financier mondial ». Saied a même pris des photos avec le révolutionnaire blessé, et a déclaré, en lui serrant le poing : « Les blessés de la révolution et les familles des martyrs ont donné leur sang en sacrifice pour la Tunisie. Nous ne les oublierons pas et nous resterons fidèles au serment ! » Pendant ce temps, Rached Larbi luttait pour obtenir un médicament vital et coûteux, après que la Fondation Fida l’ait informé que, conformément au décret n° 22 de 2022, il n’avait plus droit au lot de médicaments dont il bénéficiait, au motif qu’il avait obtenu un emploi en 2013. Une raison suffisante, d’après la fondation, pour le priver de son droit aux soins.
Dans son témoignage, Rached Larbi revient sur ses péripéties : « Le décret n° 20 de 2022 m’a privé de mon droit aux soins gratuits, sous prétexte que j’avais trouvé un emploi. Selon ce décret, je n’ai pas le droit à des médicaments. Je perçois un salaire de 1 000 dinars, et les médicaments que je prends coûtent environ 1 000 dinars, et ne sont pas remboursables. Mes dettes se sont accumulées à la pharmacie, alors j’ai dû emprunter à la banque pour pouvoir payer les médicaments et subvenir aux besoins de ma famille. J’ai dû réduire les doses de médicament pour pouvoir les utiliser plus longtemps et réduire ainsi mes dépenses. J’ai aussi abandonné définitivement les séances de massage, qui sont pourtant nécessaires pour une bonne circulation du sang. Les médicaments que je prends sont vitaux pour moi, mais depuis la création de la Fondation Fida, je n’en ai pas pu obtenir aucun, au motif que je ne suis plus couvert par le décret n°20, parce ce que j’ai un boulot. »
Il y a environ un mois, Rached a écrit à la présidence de la République pour exposer son cas. Mais celle-ci a renvoyé sa plainte à la Fondation Fida et l’a ramenée à la case départ, puisque la fondation a été intransigeante sur la question. « Dans un passé récent, raconte Rached, c’est-à-dire entre 2018 et 2020, le courant passait bien entre les autorités et les blessés de la révolution. Mais aujourd’hui, toutes les portes sont fermées et nos dossiers sont confiés à une institution qui concentre tous ses efforts pour rendre justice aux victimes du terrorisme. »
Rached n’est pas le seul blessé de la révolution à ne pas avoir été entendu. Tarek Dziri, décédé il y a quatre ans, avait patienté pendant longtemps avant de décider d’écrire au Premier ministère en janvier 2020, pour lui rappeler sa promesse de lui assurer les médicaments. Mais il est mort avant que le gouvernement tienne sa promesse.
Sur ce sujet, Radhia, la veuve de Tarek Dziri, se confie à Nawaat : « mon époux est décédé d’une infection au poumon, provoquée par les effets de la balle qu’il s’est pris pendant les évènements de 2011. Il suivait un traitement destiné à renforcer son immunité, mais il a été contraint de l’arrêter pendant deux mois, quand le gouvernement a cessé de lui fournir les médicaments, malgré les demandes répétées de mon mari et les promesses dont on le gavait. Il est mort sans avoir rien reçu. Avant sa mort, nous achetions les médicaments à la pharmacie et les payions plus tard. Nous n’en avions pas les moyens. Mon salaire ne dépassait pas 400 dinars. Après le décès de mon mari, les autorités ne nous ont pas rendu justice. Aussi, pendant toute la période des vacances, mon fils a été privé de la pension de 100 dinars qu’il perçoit depuis environ un an. Il attend toujours qu’elle soit rétablie pour couvrir ses frais d’études. »
Au fil des années, la ferveur révolutionnaire s’est progressivement effilochée. Les priorités socioéconomiques des gouvernements successifs ont pris le dessus, jusqu’à enterrer le dossier des martyrs et des blessés de la révolution. C’est ce désarroi qui a amené le blessé Mohamed Chebbi à s’immoler par le feu devant le siège du gouvernorat de Nabeul en janvier 2023, pour protester contre la privation de sa prise en charge médicale, au motif que son nom ne figurait pas sur la liste des blessés. Il est mort des suites de ses brûlures. Près d’un an auparavant, en septembre 2021, Néji Hefiane, un blessé de la révolution, s’était immolé de la même manière parce qu’il se sentait abandonné depuis qu’il avait reçu une balle dans la tête lors des événements de 2011. Il avait alors 16 ans. Sa famille a fait appel à la présidence de la République pour venir à son secours. Mais cette dernière n’a pas réagi, et le jeune Néji est décédé quelque temps plus tard.
Malgré les souffrances indélébiles et les tourments que continuent à subir les blessés et les familles des victimes de la révolution, leur cause résiste de moins en moins à l’amnésie générale. Comme pour d’autres causes, le discours vindicatif et complotiste dont use et abuse la tête du pouvoir a fini par déteindre sur celle, censée être sacrée, des martyrs et des blessés. Si bien que des divisions sont vite apparues au sein des groupes soutenant les familles des martyrs et les blessés. Et les revendications ont été mises en sourdine. En définitive, cette affaire restera une plaie ouverte, témoignant de la trahison envers ceux qui ont versé leur sang pour la révolution.
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