Les soutiens médiatiques du régime ne décolèrent pas. La députée Fatma Mseddi, passée de Nidaa Tounes au camp de Kais Saied, s’indigne sur sa page Facebook : « Merci à tous les Etats qui ont adressé leurs félicitations au président élu. En revanche, nous devrions revoir nos relations avec les pays qui n’ont pas félicité le peuple tunisien. Nous ne respectons pas ceux qui ne respectent pas la volonté de notre peuple ». Sur Attassia, le chroniqueur Mehdi Mannai, transfuge des écuries de Youssef Chahed, précise quant à lui ses cibles « Les leaders européens qui n’ont pas félicité Kais Saied pour sa réélection sont contrariés que leurs agents ne soient plus au pouvoir ».
La question des félicitations post-électorales est un sujet déjà abordé par Kais Saied. Depuis le 25 juillet 2021, le locataire de Carthage a fustigé à plusieurs reprises les pays qui « envoyaient des télégrammes de félicitations après des élections qu’ils savaient truquées ».
Les amis arabes
De fait, depuis l’annonce de sa victoire, les autorités tunisiennes n’ont fait état d’aucun message de félicitation de la part de leurs partenaires européens et occidentaux. Sur la page de la présidence de la République sur Facebook, principal canal de communication de Carthage, seuls quelques appels de congratulations ont été annoncés. Il s’agit dans l’ordre chronologique du président algérien Abdelmajid Tebboune, du président du conseil présidentiel libyen Mohamed el Menfi, du chef du gouvernement libyen Abdelhamid Dbeyba, du président égyptien Abdelfattah Al Sissi, du président irakien Abdellatif Jamal Rachid, du président des Emirats arabes unis, Mohamed Ben Zayed Al Nahyen, du président mauritanien Mohamed Oueld Cheikh Ghazouani.
Un autre soutien n’a pas donné lieu à une publicité côté tunisien, il s’agit de celui d’Ibrahim Ghali, le chef du Sahara Occidental. Selon un communiqué de l’agence de presse sahraouie, SPS, le chef du Front Polisario a adressé ses vœux à M. Saied. L’article, en date du 8 octobre, est illustré par la photo de la réception de Ghali par le président tunisien en 2022, à l’occasion du sommet TICAD 8. Ce traitement protocolaire a été vu par Rabat comme une reconnaissance implicite de l’indépendance du Sahara. Depuis, la Tunisie et le Maroc ont réduit au strict minimum leurs représentations diplomatiques.
Le ministère des Affaires étrangères a également rendu compte de messages de félicitations transmis par les représentants diplomatiques de certains pays. Le ministre, Mohamed Ali Nafti, récemment nommé à ce poste, reçoit un nombre important d’ambassadeurs et certains de ses homologues.C’est le cas pour le Kazakhstan, de Bahreïn, de la République populaire de Chine, du Sultanat d’Oman, dont les représentants ont adressé leurs vœux à Saied pour sa réélection. Les comptes rendus d’autres rencontres ne font mention d’aucune félicitation. Dans le lot, figurent des pays européens (Finlande, Portugal, Allemagne, Pays-Bas et Espagne). Mais ce comportement se retrouve également chez des pays du Sud global. Ainsi, les communiqués évoquant la rencontre de Nafti avec les représentants argentin, indien et camerounais ne font état d’aucune référence des diplomates étrangers à l’élection présidentielle tenue dix jours avant les échanges. Enfin, d’autres pays non-occidentaux avec lesquels certains proches du régime souhaitent renforcer les relations n’ont fait aucune déclaration publique au sujet de la réélection de Saied. C’est notamment le cas de la Fédération de Russie, qui a pourtant dépêché des observateurs. La République islamique d’Iran quant à elle a adressé ses félicitations par la voie de son président. Un message dont Carthage n’a pas jugé utile d’en faire la publicité. Rappelons que Kais Saied a été l’un des rares chefs d’Etats arabes à se rendre à Téhéran pour présenter les condoléances de la Tunisie à la suite de la mort de l’ancien président Ibrahim Raïssi, en mai 2024.
Silence italien
Le mutisme du gouvernement italien est d’autant plus étrange que sa cheffe, Giorgia Meloni, a revendiqué son soutien à Saied. La dirigeante italienne avait pourtant adressé ses vœux à Abdelmajid Tebboune dès l’annonce des résultats définitifs de l’élection présidentielle algérienne. En outre, elle s’est encore félicitée du tarissement des flux migratoires après son accord avec Tunis. Pour l’ancien député des Tunisiens établis en Italie, Majdi Karbai, ce silence pourrait être un moyen de mettre la pression sur Kais Saied. Dans une déclaration à Nawaat, l’activiste n’exclut pas que la dirigeante postfasciste attende la prestation de serment de Saied pour le féliciter. Il rappelle que si les autorités italiennes sont satisfaites du recul drastique du nombre de migrants, elles n’apprécient pas les dernières révélations sur le sort des migrants. En septembre, le quotidien britannique The Guardian a publié une enquête accusant des membres de la Garde nationale d’avoir agressé sexuellement des migrantes, ce que Tunis dément. « Les Italiens tiennent à présenter la Tunisie comme un pays sûr pour pouvoir y refouler plus facilement les immigrés expulsés. De telles révélations, si elles étaient confirmées, saperaient leur travail », conclut Karbai.
L’Union européenne, qui a demandé des explications à Tunis par rapport aux allégations du Guardian, a officiellement réagi à l’élection présidentielle tunisienne. Il y a pourtant eu une réaction officielle de Bruxelles. D’après l’agence italienne Ansa,le Service européen pour l’action extérieure de l’Union européenne « prend acte » des résultats de l’élection, note le taux de participation et dit avoir entendu les « commentaires formulés par diverses parties intéressées sur le processus électoral ainsi que sur les mesures qui pourraient compromettre ou influencer la crédibilité des résultats et des modifications apportées à la loi électorale quelques jours avant le vote ». Nous retrouvons une réaction similaire du ministère allemand des Affaires étrangères qui appelle à un « dialogue inclusif ». Cette position médiane permet à Bruxelles de reconnaître le résultat du vote et de s’épargner les critiques des défenseurs des droits humains.
Compte tenu des relations entre Tunis et Bruxelles, du passé colonial de la France, pays fondateur de l’Union européenne, il est normal que le peu d’enthousiasme des 27 interroge. Le fait que les différents représentants diplomatiques de ces pays aient décidé d’éluder la victoire de Saied dans leurs expressions publiques, peut laisser à penser à une action coordonnée. Pour Sara Prestianni, directrice plaidoyer de l’ONG Euromed droits, seul le Parlement européen aborde la question démocratique. « Il existe un consensus large et transpartisan pour indiquer les régressions des droits et libertés. Mais pour une partie des conservateurs et la Commission de Von der Leyen, la réduction des flux migratoires et donc la réussite du Mémorandum de 2023, passe avant la politique intérieure, bien que cela soit caractérisé par des graves violations des conventions internationales des droits humains ».
Les 27, à l’instar du reste du monde occidental, souhaitent poursuivre la coopération avec le régime de Saied qui, malgré toute la rhétorique altermondialiste et anti-occidentale, a renforcé les liens avec Bruxelles durant son mandat. Au moment où l’hégémonie de l’Ouest est plus que jamais questionnée, les pays occidentaux souhaitent garder leurs derniers alliés en Afrique du Nord. Dans un document fuité par The Guardian, on apprend que les services diplomatiques de l’Union veulent continuer leur soutien à la Tunisie en dépit des violations des droits humains. Cette position est motivée par la stabilité du pays et la crainte que le régime ne tombe sous l’influence d’Etats tiers hostiles (Russie, Chine et Iran selon les conclusions des journalistes britanniques).
De manière contre-intuitive, la discrétion européenne pourrait cependant servir au régime tunisien. En effet, elle pourrait alimenter la rhétorique qui voudrait que les Européens s’opposent au pouvoir de Kais Saied car celui-ci dérange leurs intérêts. Avec un tel narratif, les ingérences européennes dans les questions migratoires mais aussi sur la situation en Palestine et au Liban, pourraient continuer à se déployer sans trop d’opposition.
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