Une dizaine de personnes, dont une majorité de femmes, se bousculent autour d’une table où est déposé un grand bol contenant du couscous. Ils s’arrachent des bouchées du plat en se donnant des coups de coude. Les plus “chanceux” sont munis d’une cuillère en plastique pour manger et l’échangent entre eux. Les autres se servent de leurs mains. Dans ce tumulte, des graines de couscous se déversent par terre et sur la table.
Dans la foulée, une bagarre éclate. Un homme s’accapare le bol. La bouche pleine, il lance des insultes envers une femme qui a tenté de remplir sa boite en plastique de couscous. Celle-ci ne mâche pas ses mots pour le traiter à son tour de tous les noms en lui souhaitant des malédictions divines. Pourtant, on est dans un lieu où des gens viennent solliciter la baraka (bénédiction) de Sidi Mehez, considéré comme un saint, dans sa zaouïa située au faubourg de Bab Souika.
Cette journée de mercredi 23 octobre correspond à la Ziyârah (la visite pieuse hebdomadaire). A cette occasion, des personnes se rendent aux mausolées ou tombes des saints pour témoigner leur fidélité à ceux que les croyances populaires attribuent une grâce divine. A cette occasion, des bienfaiteurs apportent des aumônes consistant essentiellement à de la nourriture.
A la recherche de la baraka
Il est midi, deux femmes, l’air assez modeste, pénètrent dans les lieux en apportant des bols de couscous. Un couple, à l’allure bien nanti, ramène un sachet rempli de baguettes de pain.
Des personnes patientent dans la skifa (la cour) de la Zaouïa, connue pour être un lieu de rassemblement des nécessiteux. Certaines femmes y restent assises sur des tapis en natte, déposés à l’occasion de la Ziyârah. Les unes se parlent entre elles. D’autres scrutent les passants, le regard sombre.
A l’entrée de chaque bienfaiteur apportant de la nourriture, c’est la même scène d’anarchie. Ces gens courent pour manger dans la pièce où est déposé le plat. Parmi eux, quelques personnes remplissant le bas des bouteilles en plastique de couscous.
D’autres prennent juste une bouchée. Suffisante, selon eux, pour avoir la baraka recherchée par cette aumône. Sidérés par cette image de chaos et ne parvenant à avoir cette bouchée, certains visiteurs lancent des regards méprisants en direction de cette foule. “C’est comme si c’est la première fois qu’ils voient de la nourriture”, balbutie une vieille femme. Elle attend l’arrivée d’un autre bol de couscous.
“Laissez-les manger. Eux crèvent de faim. Quant à vous, vous rentrez chez vous”, lui rétorque une autre visiteuse.
Le responsable du lieu regarde cette scène en restant inerte. Ce désordre est causé par l’absence de la femme chargée d’habitude de gérer ces personnes, constate une fidèle.
Ce spectacle fait presque oublier la splendeur du lieu, la magnifique coupole centrale, ornée d’inscriptions et de motifs de cyprès. On oublie à certains moments la solennité du rite de la Ziyârah. Certaines personnes présentes avaient l’air d’être plutôt absorbées par la misère que par une quelconque dévotion.
D’autres s’acquittent, en revanche, studieusement du rituel. Ils commencent par frapper sur la porte du mausolée avant de se diriger vers la chambre funéraire. Celle-ci est surplombée par une calotte, totalement revêtue de plâtre finement ciselé d’ornements divers. Un imposant lustre illumine le tout. Les murs sont pavés par des carreaux de faïence agrémentés de motifs géométriques et floraux.
Dans la chambre funéraire, les gens récitent des versets et expriment leurs vœux. Certains jettent des pièces de monnaie sur le sol au-dessous de la sépulture de Sidi Mahrez pour s’attirer sa baraka. D’autres se procurent des bougies auprès d’une femme qui surveille le lieu.
Les adeptes peuvent les allumer dans une salle à côté ou chez eux. En allumant cette bougie, on sollicite la bénédiction de Sidi Mehrez. Le rite s’achève dans la skifa. Une femme est assise sur un tabouret. Elle ferme et ouvre machinalement un robinet. Celui-ci est relié à un tuyau. Les gens remplissent la tasse d’eau et boivent des gorgées en bredouillant quelques mots. D’autres remplissent carrément des bouteilles en plastique. Quelques-uns laissent à l’employée des pièces de monnaie sur la table devant elle.
“Les gens sont fatigués”
En à peine une demi-heure, environ une cinquantaine de personnes entrent et sortent de l’édifice. Seule une dizaine de personnes demeurent assises dans la chambre funéraire, à contempler l’autel abritant le tombeau. Celle-ci est couverte par un bout de tissu rouge où sont déposés des Corans, des bibelots pailletés avec les mots “Allah” et “Mohamed”, des colliers en perles, des tableaux, un mrach (lance-parfum) contenant de l’eau de bigaradier. Les visiteurs s’en servent pour étaler quelques gouttes sur leurs mains et visages. Toujours en marmonnant des prières.
Certaines femmes sont recroquevillées sur elles-mêmes, manifestant une détresse certaine. D’autres s’introduisent dans l’autel. Les mains levées vers le ciel et les yeux fermés, on entend parfois leurs plaintes et leurs vœux. “Souhaite ta réussite à l’école”, ordonne une mère à son garçon venu avec elle. Une autre dame ressasse les mêmes mots : “Dieu guérit la, oh mon Dieu le miséricordieux”. La baraka de Sidi Mehrezet ses pouvoirs thaumaturgiques attirent un grand nombre de visiteurs, en quête d’un remède à leurs problèmes.
La plupart des visiteurs sont des femmes, âgées et jeunes. Mais on trouve aussi des hommes et des jeunes garçons. Des couples avec leurs bébés. Certaines de ces femmes interrogées viennent directement après un rendez-vous à l’hôpital. Elles cherchent la baraka de Sidi Mehrez pour guérir de leurs maux.
“Tu viens pour les enfants, c’est ça. Tu veux en avoir”, nous interroge une habituée du lieu. Celle-ci reste un long moment devant l’autel. Elle blâme le comportement des responsables du lieu. Selon elle, ils discriminent les pauvres et réservent la viande de la nourriture pour eux et leurs favoris. Elle les regarde avec dégoût. Ces derniers semblent gérer difficilement les sollicitations permanentes de gens venus pour bénéficier des aumônes. “Ce sont des habitués comme moi. Mais moi je viens parce que j’étais initiée par famille depuis mon jeune âge à la dévotion des saints. J’aime ces rites. Cela fait du bien”, raconte-t-elle.
À la sortie du mausolée, on se retrouve dans une vaste cour. Des sans-abris y ont laissé leurs couvertures. Une jeune femme est assise sur le banc, à fumer une cigarette. Elle tire régulièrement une longue bouffée. Elle vient de temps en temps. “Tu vois tous ces gens, ils sont fatigués. Depuis la révolution, ils s’enfoncent”, lance-t-elle avant de partir.
En effet, l’affluence des visiteurs ne faiblit pas, confirme une gérante du lieu. Et ce, malgré les attaques perpétrées par des salafistes contre les mausolées après la révolution. Ces derniers considèrent cet islam populaire s’exprimant, entre autres, par l’adulation des saints, comme une hérésie. Ces saints sont connus pourtant par leur grande piété, à l’instar de Sidi Mehrez.
Sidi Mehrez: une figure religieuse et historique
À l’entrée du mausolée, on lit sur une plaque de marbre une description de Sidi Mehrez qu’on surnomme le “Sultan de la médina” et l’incarnation de l’islam malékite. Mais qui est-il vraiment ? De son vrai nom Abou Mohamed Mahrez Ibn Khalaf, il est né en 951 à l’Ariana et mort en 1022 à Tunis. Il est le descendant direct d’Abou Bakr As-Seddiq, beau-père du prophète Mohamed et premier calife à le succéder.
Connu pour être un érudit musulman, “c’est avant tout un personnage mythique. Quand on parle de la morphologie de la ville de Tunis, on ne peut pas ne pas parler de son fondateur. C’est un peu comme la figure de Oqba Ibn Nafi quand on évoque la ville de Kairouan”, souligne Lotfi Aissa, un historien, interviewé par Nawaat.
Combien des visiteurs du mausolée connaissent toutes les facettes de ce personnage ? Car le parcours de cet homme n’était pas toujours reluisant :
C’est un produit de l’école malékite kairouanaise. Il était fédérateur, souple, qui a contribué à l’islamisation et l’arabisation de l’Ifriqiya (actuelle Tunisie). Mais il a vécu dans une période trouble durant laquelle il a aussi joué un rôle dans la répression des chiites en Tunisie.
En effet, Sidi Mehrez était aussi une personnalité politique ayant pris part dans les tensions entre chiites et sunnites lors de la période de la fin de règne des Fatimides chiites. Il avait encouragé la révolte contre les Fatimides au nom du sunnisme malékite. Puis contre Abou Yazid, qu’on surnomme “l’homme à l’âne”. Ce dernier est un berbère zénète kharidjite, autoproclamé calife et commandant des croyants ayant combattu les Fatimides.
Dans le sillage de ces troubles, la ville de Tunis a été pillée. Et c’est là que Mehrez s’active pour protéger la ville en construisant des remparts autour de la médina. D’où le dicton populaire “yehrez Mehrez”, qui signifie “n’eût été Mahrez, la situation aurait pu être pire”. Le pire était l’hégémonie chiite.
Pour “sauver le sunnisme malékite”, Sidi Mehrez a versé lui même le sang. “Il a aménagé le sous sol de sa demeure pour l’inhumation des cadavres des chiites ou des non malékites. Les gens faisaient la prière juste à côté”, raconte l’historien.
Cette facette du personnage n’est pas mentionnée sur la plaque en marbre à l’entrée du mausolée. On y vante son rôle dans la protection des juifs tunisiens. On raconte en effet que les juifs ont demandé la médiation de Sidi Mehrez pour convaincre le sultan de leur permettre de s’installer à l’intérieur de la médina. Ces derniers n’avaient pas le droit d’y passer la nuit. Ils devaient sortir chaque jour avant la fermeture des portes.
À la suite de l’intervention de Sidi Mehrez, les juifs ont pu construire leurs premières demeures à la médina. Comment expliquer sa tolérance envers les Juifs et pas envers les chiites ? Pour Lotfi Aissa, il faut mettre les choses dans leur contexte politico-religieux, à savoir l’animosité persistante, même jusqu’à aujourd’hui, entre sunnites et chiites. Et la mémoire collective ne veut pas regarder les visages sombres de ces personnages, à l’instar de Sidi Mehrez ou de Okba Ibn Nafaa, à l’histoire pour le moins mouvementée. Cette mémoire sélective arrange bien la population.
On a mythifié Sidi Mehrez parce que la ville avait besoin d’une personnalité qui recèle d’un mythe collectif. On s’est rabattu sur les figures des soufis, des saints. C’était l’air du temps. Ce sont en quelque sorte des fabrications post-mortem.
Une habituée du mausolée préfère garder de Sidi Mehrez son rôle, entre autres, dans l’éducation des femmes. Quand un homme entre dans l’autel, on somme aux femmes de quitter le lieu. “Tu vois bien qu’un homme y est entré et qu’il s’apprête à lire des versets du Coran”, crie une responsable à un femme qui voulait réciter elle aussi des versets auprès de la tombe.
Une bagarre éclate alors entre les deux dernières. “Sidi Mehrez était bien avec les femmes. Pourtant, on nous traite comme si nous étions des femmes impures et comme si les hommes sont des saints”, ironise une habituée. Alors que la mosquée apparaît comme un univers essentiellement masculin. La zaouïa est un lieu mixte. Les femmes y entrent sans même être obligées de se voiler.
Au-delà de ces aspects anecdotiques, l’historien plaide pour une lecture historique de ces personnages mythiques. “Cet aspect de l’histoire a été marginalisé par l’Etat. A commencer par le président Habib Bourguiba qui considérait que tout cela fait partie de la société passéiste, lui rappelant la monarchie husseinite”, soulève l’historien. Et d’ajouter: “Il faut enseigner cette histoire parce qu’il s’agit de notre mémoire commune, et ce, indépendamment de l’aspect sacré des choses”.
Les visiteurs de Sidi Mehrez ne semblent pas, eux, s’en soucier. Ils sont avant tout en quête de la baraka de leur adoré, de son aura bénéfique pour trouver la quiétude dans leur vie tourmentée. “Quand on est vulnérable, on s’attache à tout”, nous confie une dame qui ramène avec elle sa petite fille atteinte d’une maladie cardiaque. Celle-ci semble gaie et émerveillée par le rituel. Pourtant, elle vient chaque semaine.
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