Les médecins, les ingénieurs, les scientifiques, et autres techniciens souhaitant quitter le pays pour travailler à l’étranger doivent, au cours des cinq années suivant leur cursus universitaire, s’acquitter de 50 % des frais de leurs études. Le montant des échéances annuelles à verser reste à définir. Toutefois, ceux qui rentrent au bout de cinq ans seraient automatiquement exonérés de cette obligation.
Telle est la proposition de loi récemment présentée au parlement. Destinée à limiter la fuite des cerveaux, elle a suscité une levée de boucliers, notamment de la part de la diaspora tunisienne, qui brandit un argument choc: les études de ces diplômés ont été financées par les recettes fiscales auxquelles leurs parents ont contribué.
Reste que les pertes économiques et en ressources humaines dues à l’exode des compétences sont bien réelles. Les gains pour les pays d’accueil, qui bénéficient de compétences qualifiées sans avoir investi dans leur formation, le sont également. Dans certains domaines comme la médecine, les professionnels sont prêts à travailler dans des conditions souvent inacceptables pour les locaux et à des rémunérations inférieures.
Tendance lourde
Ces dernières années, le niveau d’éducation de nos concitoyens ayant choisi d’émigrer est nettement plus élevé que celui de la population en Tunisie, indique un rapport de l’Institut National de la Statistique. Le document précise que désormais, un émigré tunisien sur trois a un niveau d’éducation supérieur. Ceux qui n’ont aucun niveau d’éducation ne représentent que 3,3%, précise l’INS. Et la tendance s’est amplifiée les dernières années. Ainsi, sur la période 2015-2020, environ 39 mille ingénieurs et 3300 médecins auraient quitté la Tunisie pour travailler à l’étranger, note la même source.
Or selon l’Ordre des Ingénieurs Tunisiens (OIT), le coût moyen de la formation d’un ingénieur est estimé à au moins 100 mille dinars, somme à laquelle il faut ajouter les dépenses de formation initiale. Lors de l’année universitaire 2022-2023, les écoles d’ingénieurs comptaient 45 mille 221 étudiants. Quant au coût total de la formation d’un médecin, il est estimé à 150 mille dinars.
Ces pertes financières s’accompagnent de dommages en termes de ressources humaines qualifiées. Ceux qui partent à l’étranger sont, pour la plupart, brillants dans leur domaine. La Tunisie se prive ainsi de compétences chevronnées dans des secteurs de pointe comme l’industrie, la recherche et le développement.
Ces conséquences sont loin d’être négligeables, car elles concernent des milliers de personnes avec une tendance à la hausse. En 2022, 3 mille 511 Tunisiens ont été recrutés à l’étranger, contre 2 mille 486 en 2021. Le secteur de la santé représentait 36% des placements, soit 1 250 professionnels médicaux et paramédicaux, suivi de l’éducation (862 placements), de l’ingénierie (562) et de l’informatique (280), selon un rapport de l’Institut Tunisien des Études Stratégiques (ITES) publié en juin 2024.
En 2023, le nombre de recrutements a augmenté de 20 % au cours des neuf premiers mois, totalisant 3 mille 257 placements. Le secteur de la santé reste dominant, avec 38% des placements totaux (1 246 professionnels médicaux et paramédicaux recrutés), suivi par l’enseignement, l’ingénierie, le commerce, le marketing et les technologies de l’information.
En 2020, la Tunisie était le deuxième pays arabe en termes d’exode des compétences, derrière la Syrie. Cette tendance se poursuit en 2022, avec 71 % des diplômés de l’enseignement supérieur exprimant leur volonté de travailler à l’étranger, selon une enquête menée en 2022 par l’Institut arabe des chefs d’entreprise.
Et les ingénieurs les plus expérimentés paraissent tout aussi convoités que les jeunes diplômés, souvent appelés à faire des stages ou recrutés à plein temps à l’étranger. Le même phénomène touche le secteur de la santé. La Tunisie se vide de ses jeunes médecins, à commencer par les internes.
Les raisons de ces départs
Mais que fait l’État pour endiguer ces pertes ? Les conditions de travail, la rémunération et le mode de vie en général accélèrent ce processus. Dans le secteur de la santé, les conditions de travail difficiles dans les hôpitaux tunisiens et la faible rémunération des jeunes médecins motivent cette émigration, explique Khalil Grouz, médecin interne à l’hôpital militaire, membre de l’Association tunisienne des jeunes médecins (OTJM) et ancien délégué de la Faculté de médecine de Tunis, dans un entretien avec Nawaat.
Les perspectives des internes s’annoncent aussi plus gratifiantes à l’étranger. En Allemagne, la rémunération d’un résidant en médecine s’élève à 3000 euros, relève le militant associatif.
Dans le secteur de l’ingénierie, les salaires tunisiens non concurrentiels (53% des hommes ingénieurs gagnant plus de 1200 dinars par mois, contre 42% pour les femmes) sont souvent perçus comme rédhibitoires. A compétence comparable, les ingénieurs marocains gagnent quatre fois plus que leurs collègues tunisiens, déplore à cet égard le président de l’Ordre des Ingénieurs Tunisiens (OIT), Kamel Sahnoun. Les obstacles freinant la possibilité de monter son projet dans le marché local, le manque d’investissements dans la recherche, contribuent également à favoriser l’exode des ingénieurs, note de son côté l’ITES.
Le décalage entre la formation et les réels besoins du marché, constitue un facteur aggravant. D’après l’ITES, 78 % des ingénieurs sondés estiment que leurs compétences ne sont pas pleinement utilisées.
Les insuffisances en matière de recherche, de créativité, ainsi que les orientations professionnelles inadaptées sont considérées comme des facteurs cruciaux expliquant la migration des compétences hautement qualifiées. Cet enjeu nécessite des réponses concrètes de la part des pouvoirs publics.
Concernant le secteur de la santé, le budget alloué au ministère de la Santé pour l’année 2025 s’élèvera à 4 milliards de dinars, soit une augmentation de 70 millions par rapport à 2024. De nouveaux recrutements sont prévus. Toutefois, la majeure partie du budget sera consacrée au paiement des salaires. En revanche, le développement en matière de recherche et d’infrastructures, continuera de souffrir du manque de moyens.
Cependant, le départ des Tunisiens à l’étranger ne présente pas uniquement des inconvénients. En 2022, le nombre de Tunisiens vivant à l’étranger a atteint 1 816 833 personnes, soit 15,4% de la population totale.
Parmi eux, se trouvent des personnes hautement qualifiées, mais aussi d’autres moins qualifiées, dont une partie a émigré de manière illégale. La Tunisie bénéficie des transferts d’argent effectués par les émigrés, ainsi que d’un éventuel retour d’expériences et d’investissements. Cela contribue au développement économique et social du pays.
Les transferts des Tunisiens à l’étranger ont enregistré, en effet, une augmentation de 143,2 millions de dinars entre 2023 et 2024 (jusqu’au 10 juillet), passant de 3,7 milliards de dinars à 3,9 milliards de dinars. Ces transferts dépassent les recettes du secteur du tourisme, estimées à 3 milliards de dinars en 2024, contre 2,8 milliards en 2023.
Les contradictions de l’État
Tout en déplorant la fuite des cerveaux, les autorités tunisiennes encouragent paradoxalement le départ des travailleurs en signant des accords bilatéraux et multilatéraux avec divers pays. La création de l’Agence tunisienne de coopération technique (ATCT) et de l’Agence nationale pour l’emploi et le travail indépendant (ANETI) s’inscrit dans une politique visant à promouvoir la mobilité de la main-d’œuvre tunisienne.
L’un des objectifs principaux de l’ANETI est notamment « d’organiser les opérations de placement de la main-d’œuvre tunisienne à l’étranger et de veiller à leur réalisation ». Les autorités tunisiennes insistent également sur la nécessité de renforcer la coordination internationale concernant la migration des compétences et de la main-d’œuvre.
À titre d’exemple, la Tunisie participe depuis 2014 au programme Erasmus+ de l’Union européenne. Ce programme vise, entre autres, à promouvoir la mobilité des individus à des fins d’éducation et de formation. Depuis 2021, il inclut également la formation professionnelle. Et le 13 juin dernier, la France a annoncé l’extension du plan Erasmus+. À ce jour, plus de 5 mille étudiants et universitaires tunisiens ont bénéficié de ce programme et participé à des échanges avec des universités européennes.
En somme, avec une configuration internationale, marquée par une pénurie d’ingénieurs, de scientifiques et de médecins au nord de la méditerranée, nos compétences guère valorisées dans notre pays, continueront d’être siphonnées. D’autant plus qu’à ce jour, les propositions politiques se sont limitées aux invectives démagogiques, sans remise en cause réelle d’un modèle à bout de souffle.
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