Le Syndicat national des journalistes tunisiens vient d’annoncer la nouvelle composition du Conseil de la presse, cinq ans après la création de cette structure, considérée comme l’un des principaux mécanismes d’autorégulation du secteur. Cette annonce intervient dans un contexte où le paysage médiatique se débat dans un grand marasme marqué par une répression de plus en plus assumée, des restrictions à la liberté d’opinion et d’expression, des procès d’opinion en séries et des arrestations de journalistes qui n’en finissent pas. A cela viennent s’ajouter les violations massives des règles déontologiques du métier de journaliste, et une flambée de discours populistes, vindicatifs et de haine dans les médias.

Le Conseil de la presse tunisienne est un organisme privé, indépendant et à but non lucratif, chargé de l’autorégulation des médias. Il a été parrainé par l’Association de soutien au Conseil de la presse, qui s’est chargée de fournir un cadre juridique et organisationnel, et de mobiliser les ressources financières nécessaires à son fonctionnement. Première expérience du genre dans la région arabe, ce conseil est né après des années de débat au sein de la corporation. Mais l’expérience des cinq dernières années a révélé des lacunes structurelles et matérielles qui ont gravement entravé son fonctionnement, au point de soulever des doutes sérieux sur sa capacité à accomplir ses tâches.

Autorégulation et absence de cadre législatif

Avant de se lancer dans une évaluation objective et sereine des performances du Conseil de la presse en Tunisie, il est important de rappeler que ses missions consistent principalement à aider les institutions médiatiques et les journalistes à exercer un journalisme professionnel et de qualité, tout en défendant l’indépendance de la presse contre toute forme d’ingérence ou de pression, quelle qu’en soit l’origine. Par ailleurs, le conseil est chargé de donner son avis sur les projets de lois et les règlements relatifs à la profession ou à son exercice, ainsi que sur toutes les autres questions relevant de son domaine d’activité. Il joue également un rôle « d’arbitrage », en recevant les plaintes du public et en les traitant dans un cadre d’autorégulation, ce qui aide à soustraire les affaires de presse à l’intervention des instances judiciaires et sécuritaires qui, elles, adoptent généralement une approche répressive axées sur les sanctions, plutôt qu’un traitement civil et professionnel de ces affaires.

Le Conseil de la presse n’a pas été en mesure de remplir les missions énoncées dans ses statuts, pour plusieurs raisons. Au cours des cinq dernières années, son rôle s’est limité à la publication de quelques déclarations appelant les institutions médiatiques au respect de l’éthique et de la déontologie professionnelle, ainsi qu’à la diffusion de recommandations et de mesures d’usage pendant la couverture de certains événements, tels que les élections et les référendums. Tout cela est jugé très en-deçà des attentes et des espoirs placés en cet organisme, surtout face aux graves violations des règles professionnelles commises par certains médias.

Le président du Syndicat national des journalistes tunisiens (Snjt), Zied Dabbar, estime que «les conditions n’étaient pas réunies pour que le Conseil de la presse puisse jouer pleinement son rôle, d’autant plus que les précédents parlements auraient dû le reconnaître et mettre en place un cadre législatif exhaustif pour l’autorégulation, avec une réglementation de ses mécanismes de fonctionnement, en coordination avec la Haute autorité indépendante de la communication audiovisuel (HAICA). On ne peut pas parler de régulation ou d’autorégulation sans l’existence d’un cadre législatif qui le réglemente », explique notre interlocuteur.Il estime néanmoins que l’existence du Conseil de la presse –une première dans la région arabe- est en soi une chose positive. Même si le contexte général de sa création, marqué par des circonvolutions politiques et médiatique, « a dû refroidir les ardeurs des professionnels de la corporation », a-t-il ajouté.

Pour avoir une appréciation juste, il faut évaluer d’abord les missions pour lesquelles le Conseil de la presse a été créé, telles qu’énoncées dans ses statuts. Celles-ci consistent essentiellement à : aider les entreprises de presse et les journalistes à pratiquer un journalisme professionnel et de qualité ; protéger l’indépendance de la presse contre toute forme d’ingérence ou de pression, quelle qu’en soit l’origine ; surveiller les mesures politiques, législatives ou autres, susceptibles d’affecter la diffusion d’informations destinées au public et de menacer son droit à l’information. Le Conseil a également pour mission de donner son avis sur les projets de lois et de règlements relatifs à la profession ou à son exercice, ainsi que sur toute autre question relevant de son domaine d’activité. En outre, il propose des mesures visant à promouvoir, moderniser et développer le secteur de la presse.

Dans les faits, le Conseil de la presse n’a réalisé que très peu des objectifs définis par son règlement intérieur. Mais comment prétendre évaluer sérieusement l’accomplissement de sa mission en l’absence de cadre législatif, et au vu du manque des conditions minimales de fonctionnement, notamment de locaux et d’un bureau pour recevoir les plaintes et assurer le suivi des violations ?

Quel sens pour l’autorégulation en l’absence d’un système de régulation normal ?

Le principe de l’autorégulation, en tant que mécanisme professionnel ayant pour objet de résoudre les contentieux et autres atteintes à la déontologie dans le cadre interne à la corporation, (et donc loin de toute intervention de la justice et des brigades de recherche), ne peut évoluer dans un environnement médiatique dépourvu de véritables mécanismes de régulation, notamment dans le domaine de l’audiovisuel, qui relève de la compétence de la HAICA. Cette autorité est devenue inopérante de facto, sans que le pouvoir n’ait pris aucune mesure pour en renouveler les membres, ni pour convertir le décret qui le régit en loi organique. De quelle autorégulation peut-on parler, alors que même l’instance de régulation est confrontée, depuis sa création, à d’innombrables obstacles que lui tendent les autorités et les éditeurs de presse ? Aujourd’hui, douze ans après la création de la HAICA, le paysage médiatique plonge dans un vide structurel et législatif, aggravé par le désordre orchestré par le pouvoir dans le but inavoué de marginaliser les médias, de les maintenir dans un état de chaos et de les intimider par la menace de poursuites judiciaires, afin de mieux les contrôler et les asservir.

A ce propos, le président du Snjt souligne qu’« on ne peut parler d’autorégulation en l’absence d’une régulation effective exercée par l’instance en charge de la question. Celle-ci passe notamment par l’imposition du respect de la déontologie dans les médias et du respect des lois assurant la protection du public, du consommateur, de l’image de la femme et de l’enfant, la lutte contre les discours de haine, ainsi que la garantie du pluralisme et de la diversité politique et sociale. » Et d’enchaîner : « Il faudrait d’abord répondre à ces préalables avant de parler d’autorégulation, du respect de la déontologie professionnelle et de l’activation du mécanisme d’intervention à travers les plaintes, qui constitue l’un des fondements du travail du Conseil de la presse ». Notre interlocuteur relève une autre lacune de taille : le public ignore même l’existence du Conseil de la presse, ce qui aurait freiné le recours au mécanisme de plainte. Ainsi, selon lui, le Conseil est resté l’apanage de ses membres et des acteurs du secteur.

27 mai 2025, Tunis – Le Syndicat des journalistes organise une série d’ateliers avec des militants associatifs et des parlementaires pour débattre des moyens à mettre en œuvre pour réformer le paysage audiovisuel – SNJT

L’autorégulation face aux graves atteintes à la déontologie journalistique

Avec l’annonce, il y a deux semaines, de la nouvelle composition du Conseil de la presse, et face à la grande régression constatée sur la qualité des contenus journalistiques au niveau d’un grand nombre de médias –notamment en ce qui concerne le respect de la déontologie-, le Conseil aborde son deuxième mandat dans une conjoncture particulièrement complexe, marquée par un climat politique tendu et des menaces pesantes sur les libertés en Tunisie. Et loin des sentiers battus, on assiste à une recrudescence sans précédent des discours de haine et d’incitation contre les voix critiques et les militants, ainsi qu’à une popularisation croissante du discours du pouvoir stigmatisant les opposants et criminalisant l’action civile. A cela il faut ajouter le discours raciste dominant dans l’espace public, sur fond de crise des migrants originaires d’Afrique subsaharienne, l’épée des procès et du décret 54, suspendue au-dessus des têtes des journalistes, des militants, des avocats et de tous les participants à la vie publique. Tous ces facteurs compliquent davantage la mission du Conseil de la presse, d’autant plus que la politique d’autorégulation et la nécessité de protéger la liberté des journalistes dans l’exercice de leurs fonctions se heurteront à une réalité répressive, où la liberté d’opinion et d’expression est bafouée, et où les journalistes sont trainés devant les tribunaux, les prisons et les brigades de recherche en raison de leurs opinions ou leurs productions journalistiques.

Selon Zied Dabbar, le Conseil de la presse doit, dans la période à venir, « s’éloigner de la logique de réaction et adopter une posture proactive, en s’autosaisissant automatiquement des violations graves et des cas inhérents au discours de haine et d’incitation contre l’opposition, la société civile et tous ceux qui affichent leur divergence avec le pouvoir, ainsi qu’en cas de discours racistes et autres contenus médiatiques attentatoire aux valeurs de liberté, des droits de l’hommes et de la dignité humaine ». Notre interlocuteur met en garde contre une dégradation continue de la situation en matière de libertés et de déontologie professionnelle, notamment en l’absence d’un observatoire chargé de surveiller l’ensemble des violations et abus professionnels dans certains médias privés largement portés, selon lui, sur la propagation de rumeurs, la diffamation, la diabolisation des opposants et l’apologie du pouvoir.

De son côté, Fatine Hafsia, membre du Conseil de la presse, estime que la mission du Conseil « ne doit pas être dissociée du contexte général, où l’on assiste à une offensive contre la liberté d’expression, dans un climat où se multiplient les discours de haine, de discrimination, d’incitation et les messages médiatiques qui font peu cas d’un minimum d’éthique professionnelle. Une situation qui interpelle le Conseil qui doit jouer son rôle de régulateur, non pas avec un esprit de tutelle, mais plutôt en tant que tribunal d’honneur ». Hafsia ajoute qu’il est naturel que les débuts soient difficiles et semés d’embûches, étant donné que l’ancienne direction du conseil a travaillé dans des conditions pénibles tant sur le plan politique que sur celui des moyens et de la logistique. Et malgré cela, elle a eu le mérite de faire avancer le projet, en matière de réflexion et de planification qualitative. Le nouveau conseil tentera de poursuivre ce travail et d’établir ce que l’on peut qualifier de “jurisprudence éthique des médias” comme première étape. Il souligne, par ailleurs, la nécessité pour le Conseil de la presse de s’ouvrir davantage au corps journalistique et aux entreprises de presse, et surtout au public, qu’il considère comme le premier maillon de l’autorégulation et le véritable capital du processus journalistique.

Le Conseil de la presse, est-il nécessaire?

Malgré les déboires de sa première expérience et son incapacité à instaurer une culture d’autorégulation dans le secteur des médias, les dirigeants du Conseil de la presse et ses soutiens gardent un optimisme prudent. Ils jugent nécessaire de poursuivre les efforts pour mettre en place un système d’autorégulation, qui serait une première dans la région arabe, face à pouvoir qui ne reconnaît ni la régulation, ni encore moins l’autorégulation, et qui continue à judiciariser les questions d’opinion et de publication, en traduisant les voix critiques devant les brigades de recherche et les tribunaux.

3 mai 2025, Tunis – Manifestation des journalistes contre le retour de la répression et de l’autoritarisme, et contre l’emprisonnement des professionnels des médias, à l’occasion de la Journée internationale de la liberté de la presse – Photos Nawaat : Seif Koussani

A ce propos, le président du Snjt estime que « l’opportunité existe pour instaurer une culture d’autorégulation, réconcilier les médias avec le public et restaurer la confiance dans le secteur, tout en évitant la voie de la répression, en protégeant la liberté d’expression et en rompant avec la criminalisation des délits de presse ». Il reconnait, toutefois, la difficulté de la tâche, en l’absence d’un cadre législatif et d’une politique publique en matière de médias :

La balle est désormais dans le camp du pouvoir en place, qui doit reconnaître le Conseil de la presse et œuvrer à la mise en place d’une véritable instance indépendante de la communication audiovisuelle. Il doit aussi rompre avec le décret 54, les procès d’opinion et la politique de restriction des libertés et de la presse.

Malgré tout ce qui a été dit ou sera dit sur l’expérience du Conseil de la presse en Tunisie, tous s’accordent sur la nécessité de juguler cette lente détérioration du niveau de l’éthique journalistique et de faire barrage aux violations quotidiennes commises par les médias.  Une tâche que Dabbar juge impossible sans des mécanismes appropriés dans les secteurs de l’audiovisuel et de la presse écrite. Cela dit, le plus grand problème auquel nous sommes confrontés, ici, reste la répression et la restriction systématiques de la liberté de la presse et d’expression, qui ont fait des tribunaux, des brigades de recherche et des prisons les seuls modes de traitement des erreurs professionnelles et de sanction de toute opinion dissonante. Et la question qui doit toujours se poser : comment peut-on parler de régulation et d’organisation des médias alors que même la liberté de la presse et d’expression n’est pas garantie ? N’est-il pas plus judicieux de reconquérir d’abord la liberté avant de chercher à la réguler ou à l’organiser ?