Le nombre croissant d’immigrés tunisiens en France suscite une attention médiatique importante, dans un contexte où la question migratoire constitue un enjeu politique majeur.

Cette dynamique est analysée dans un rapport publié fin août par l’Observatoire français de l’immigration et de la démographie, un think tank se présentant comme neutre et centré sur les politiques de gestion des flux migratoires.

Se basant sur des données officielles, l’Observatoire dresse le portrait d’une immigration en mutation. L’immigration tunisienne a progressé plus vite que celle des Algériens et des Marocains au cours des vingt dernières années. Entre 2006 et 2023, le nombre de Tunisiens installés en France a augmenté de 52 %, soit la plus forte croissance parmi les pays du Maghreb, relève le rapport.

L’influence du contexte politique et économique

L’immigration tunisienne en France remonte à plusieurs décennies. La colonisation française a engendré les premiers flux, suivis d’une accélération après l’indépendance de la Tunisie en 1956, notamment grâce à l’essor économique français.

En 1970, on comptait 96 821 Tunisiens résidant en France. Ce chiffre grimpe à 149 274 en 1973. Depuis l’indépendance, leur nombre a été multiplié par près de trente, note l’Observatoire.

L’élection de Valéry Giscard d’Estaing en 1974 marque un tournant avec l’instauration du regroupement familial. Celle-ci a contribué à la féminisation de l’immigration. Entre 1975 et 1983, les femmes représentaient jusqu’à 61 % des nouveaux arrivants d’origine maghrébine. L’immigration devient alors plus durable, favorisant l’enracinement familial.

Pour encadrer ces flux, un accord-cadre bilatéral est signé entre la France et la Tunisie en 1988, puis révisé en 2008. Il prévoit une coopération en matière de gestion migratoire, avec un accent sur l’immigration qualifiée et la lutte contre l’immigration irrégulière.

La révolution tunisienne de 2011 et la chute du régime de Ben Ali accentuent encore les flux migratoires, notamment via l’Italie, avant de rejoindre la France.

Paris, Juin 2023 – Emmanuel et Brigitte Macron reçoivent kais Saied et son épouse Ichrak Chebil dans le cadre du sommet du nouveau pacte financier mondiale – Présidence de la république

Chiffres clés : une présence structurante

En 2023, l’Institut national français de la statistique et des études économiques (INSEE) estime à 347 mille le nombre d’immigrés tunisiens vivant en France, soit une multiplication par trois depuis 1968. Ils représentent 4,8 % de la population immigrée, derrière les Algériens, Marocains et Portugais.

En 2024, 22 456 primo-titres de séjour ont été délivrés à des Tunisiens, un quasi-doublement depuis 2012, avec un taux de 182 primo-titres pour 100 000 habitants du pays d’origine, le plus élevé du Maghreb.

Les titres de séjour en cours de validité s’élèvent à 304 287 en 2024, en hausse de 4,9 % par rapport à 2023.

Sur trois générations, la diaspora tunisienne en France est estimée à près de 900 000 personnes. Le phénomène s’inscrit donc dans la durée. Et en l’occurrence, les immigrées tunisiennes présentent des taux de fécondité supérieurs à la moyenne française et à celle des Tunisiennes vivant en Tunisie : 3,5 enfants par femme en 2014 (contre 1,88 pour les Françaises, 2,2 en Tunisie). En 2021, ce taux de fécondité était de 2,51 enfants pour les femmes nées au Maghreb et vivant en France.

57 % des primo-arrivantes tunisiennes ont au moins un enfant dans les quatre années suivant leur installation.

Les unions endogames restent prédominantes : en 2019-2020, 74 % des hommes et 80 % des femmes originaires du Maroc et de la Tunisie vivent en couple avec un partenaire de même origine. 55 % de leurs enfants, issus de deux parents immigrés, suivent la même tendance.

Fragilités socio-économiques persistantes

Cet enracinement ne signifie pas pour autant une intégration économique réussie. En 2022, 34,8 % des immigrés tunisiens âgés de 15 ans et plus n’étaient ni employés, ni élèves ou étudiant, ni même retraités. A titre de comparaison, la part des Français dans la même situation culminait à 12,6%.

La précarité touche davantage les femmes : près de 50 % sont inactives.

Le niveau de qualification est également plus faible : 39,5 % n’ont aucun diplôme ou seulement un niveau brevet. Environ 15 % des immigrés tunisiens et marocains étaient au chômage en 2023 (contre 6,5 % pour les non-immigrés).

Cependant, la maîtrise du français est globalement meilleure que pour d’autres populations : seuls 18 % des Tunisiens et Marocains déclaraient ne pas parler français en 2019-2020.

Côté logement, seuls 29 % des immigrés tunisiens et marocains sont propriétaires, contre 59 % pour les personnes sans ascendance migratoire. Ce taux monte à 35 % chez leurs enfants.

Une immigration qualifiée mais peu valorisée

La migration des professionnels et des étudiants tunisiens constitue une menace pour leur pays, qui voit chaque année une partie de ses compétences quitter le territoire. Et la France reste l’une des leurs destinations préférées.

Au cours de l’année universitaire 2023-2024, pas moins de 20 123 étudiants tunisiens non boursiers poursuivaient leurs études à l’étranger, notamment en France et en Allemagne.

 Ce chiffre ne prend pas en compte les étudiants bénéficiant de bourses. D’après des données de 2022, le nombre total d’étudiants tunisiens inscrits dans des établissements étrangers atteignait 76 659, dont environ 44 355 en France, qui reste la destination privilégiée.

Cet exode concerne également les compétences, notamment les médecins. En 2023, 1 591 médecins tunisiens exerçaient en France, ce qui fait de cette communauté la deuxième plus importante parmi les praticiens diplômés hors Union européenne.

Leur nombre a explosé depuis 2010, passant de 266 à 1 591 (+600 %). Pourtant, bon nombre d’entre eux déplorent des conditions difficiles : salaires inférieurs à ceux des Français, lourdeurs administratives, actes racistes.

Les dispositifs censés favoriser l’immigration qualifiée ne tiennent pas leurs promesses. Par exemple : En 2021, seuls 116 Tunisiens ont bénéficié du programme « jeunes professionnels » (quota annuel : 1 500).

Depuis l’entrée en vigueur des accords, en moyenne 52 cartes “compétences et talents” sont délivrées par an aux Tunisiens (quota également de 1 500).

Entre 2005 et 2014, 340 travailleurs ont été recrutés via les dispositifs pour métiers en tension (dont 40 % de Tunisiens).

En 2024, les titres de séjour pour motifs économiques représentaient : 35,7 % pour les Tunisiens, 29,5 % pour les Marocains, 9,2 % pour les Algériens.

Entre 2014 et 2023, 56 699 titres ont été délivrés à des Tunisiens pour motif familial, dont 5 382 en 2023.

Pour Patrick Stefanini, représentant spécial sur l’immigration, le bilan est mitigé : il salue la progression des migrations étudiantes et professionnelles, mais regrette la stabilisation de l’immigration familiale, qu’il souhaiterait voir diminuer.

Les difficultés d’intégration vont au-delà de l’économie. Les faits divers impliquant des Tunisiens, faisant les choux gras des médias français, sont en effet récurrents.

Le 2 septembre 2024, Abdelkader Dhibi, un ressortissant tunisien, a été abattu par la police française. Armé de couteaux et d’une matraque, il avait refusé de se rendre. Cet événement a suscité une vive polémique et ravivé les tensions franco-tunisiennes.

Les Tunisiens sont surreprésentés dans les prisons françaises : au 1er janvier 2024, 1 442 ressortissants tunisiens étaient incarcérés en France, soit une hausse de 119 % en vingt ans.

Par ailleurs, en 2024, 13 414 Tunisiens en situation irrégulière ont été interpellés (2e nationalité concernée, 1re du Maghreb), 1 949 ont été placés en centre de rétention administrative, pour une durée moyenne de 38,6 jours.

Sur les 12 006 mesures d’éloignement prononcées, seules 887 ont été exécutées (soit 7,4 %). Le taux de délivrance des laissez-passer consulaires a chuté de 43,9 % en 2022 à 33,9 % en 2023.

Malgré ces tensions, les relations franco-tunisiennes restent plus stables que celles avec l’Algérie. La priorité de la France reste d’endiguer les flux migratoires.

Depuis la signature du Mémorandum d’entente sur un partenariat stratégique et global, le régime de Kais Saied joue désormais le rôle de garde-frontières de l’Europe, chargé d’empêcher l’arrivée de migrants sur le sol européen, notamment via la Méditerranée centrale.

Ce partenariat consacre la Tunisie comme un acteur clé de la politique migratoire externalisée de l’Union européenne, en échange d’un soutien financier et diplomatique.

Pendant ce temps, ceux qu’on laisse partir à défaut de savoir quoi en faire, à savoir les expatriés, font figure de bienfaiteurs de l’économie tunisienne. En 2024, leurs transferts financiers ont atteint un record de 8,123 milliards de dinars, soit 5,6 % du PIB. Ironie du sort : ceux qui fuient finissent par faire vivre le pays qu’ils ont quitté.

Tandis que la Tunisie bloque les départs et que la France limite les arrivées, les migrants, eux, restent coincés entre deux États, deux logiques et trop souvent, deux échecs.