Quinze ans après la révolution, les liens entre Tunis et Paris ont évolué vers beaucoup plus de discrétion. Si le rapport avec l’ancienne puissance coloniale déchaîne encore les passions des deux côtés de la Méditerranée, ce sont les questions migratoires et économiques qui semblent définir la nouvelle relation.

Au moment de la révolution, la France a vu son image écornée par le soutien du pouvoir sarkozyste à Ben Ali. La proposition de l’ancienne ministre des Affaires étrangères, Michèle Alliot-Marie, de faire bénéficier le régime benaliste du « savoir-faire français », en pleine répression du mouvement insurrectionnel, a laissé des traces. Durant la décennie postrévolutionnaire, Paris a perdu une partie de son soft power, notamment au profit de l’Allemagne. Le champ d’action de Berlin passe aussi bien par son agence de développement GIZ que par ses fondations, adossées aux principaux partis politiques.

En 2019, les élections législatives ont été marquées par l’émergence d’un discours anti-français, porté essentiellement par la coalition Al Karama. En juin 2020, le bloc parlementaire de la formation de Seifeddine Makhlouf a présenté un projet de résolution exigeant que la France demande pardon pour son passé colonial, sa politique néocoloniale et exigeant des réparations financières. Pendant que les députés examinaient le texte – rejeté par le Parlement – Kais Saied était en visite officielle à Paris. Interrogé à ce propos, le président a préféré jouer sur les mots en rappelant que la Tunisie était un protectorat et non une colonie française tout en dénonçant la commission de crimes par l’occupant. Il s’est en revanche montré plus clair quant à une éventuelle repentance par un « qui s’excuse s’accuse ! ».  Ces prises de position conciliantes, tranchant avec un discours local beaucoup plus souverainiste, ont sans doute convaincu la diplomatie française de l’intérêt de soutenir un Saied qui se trouve par ailleurs opposé à Ennahdha.

22 juin 2020 Paris – Conférence de presse du président français Emmanuel Macron et du président tunisien Kais Saied dans le jardin du palais de l’Elysée – Présidence de la république

Quelques mois après le 25 juillet 2021, le gouvernement français, en campagne pour la réélection d’Emmanuel Macron, décide de réduire les visas accordés aux ressortissants de ses trois anciennes colonies maghrébines. Le coup de rabot a été de 50 % pour les Algériens et les Marocains et de 30 % pour les Tunisiens. La Tunisie, bonne élève en matière de réadmission de ses citoyens, est la première à sortir de cette sanction. Dans le communiqué conjoint des ministres de l’Intérieur des deux pays, nous pouvons lire : « Les ministres ont fait le point sur la coopération en matière migratoire et de mobilité et se sont félicités de la bonne dynamique en cours. »

En marge du sommet de la Francophonie qui s’est tenu à Jerba en novembre 2022, Emmanuel Macron a été interrogé sur la dérive autoritaire dont est accusé Kais Saied par l’opposition et les défenseurs des droits humains. A l’époque, les premières poursuites en vertu du décret 54 visaient les discours et analyses critiques. La réponse du locataire de l’Elysée en dit long sur le soutien passif au régime : « Ce n’est pas au président de la République française d’expliquer au président tunisien ce qu’il doit faire dans son pays. Ce pays a vécu une révolution, il a vécu le terrorisme. Il a vécu comme tout le monde le covid et la déstabilisation. Il est aujourd’hui dans un moment de grand changement. Je souhaite que ce changement politique puisse aller jusqu’au bout ». Macron a également exprimé à [son] ami Kais Saied son souhait de voir « un apaisement au sujet des libertés politiques, de la libre expression des médias », en assurant qu’ : « un grand constitutionnaliste comme lui y sera vigilant ». Il a enfin souhaité voir les discussions entre la Tunisie et le Fonds monétaire international (FMI) « aller jusqu’au bout et être validées, parce que la Tunisie a besoin d’un soutien économique et financier fort ».

Novembre 2022 Djerba -Point de presse d’Emmanuel Macron à l’issue du Sommet de la Francophonie – Elysée

Partisan des accords de libre-échange et d’une économie néolibérale, Emmanuel Macron imaginait sans doute que l’existence d’un pouvoir fort et centralisé allait faciliter des chantiers bloqués par la démocratisation de la décennie postrévolutionnaire. On pense notamment à l’accord ALECA que les différents gouvernements n’ont pas réussi à signer depuis le début des discussions officielles en 2015. En effet, les partis d’opposition et l’UGTT se sont montrés si réticents qu’en 2019, les 26 candidats à la présidentielle ont unanimement écarté une signature « en l’état ». Les mêmes groupes se sont également opposés aux « réformes » demandées par le FMI. Alors quand, en 2023, Saied a fermé la porte à l’accord avec le Fonds monétaire international, le président français a modéré son soutien. Un retrait rendu d’autant plus facile que la question migratoire, essentielle pour Paris, a été prise en charge par Giorgia Meloni.

Dès lors, les relations entre les deux pays portent davantage sur les questions de coopération en matière économique et culturelle. Cela passe notamment par l’Agence française de développement (AFD) et l’Institut français. La première a par exemple signé avec Tunis des conventions de financement pour une valeur de 54,4 millions d’euros, dont 12,5 millions de dons. Quant à la seconde, elle a subi les foudres des manifestants propalestiniens en 2023 et 2024 en réaction au « soutien inconditionnel » de la France à Israël après le 7 octobre 2023.

En évitant au maximum les sujets qui fâchent, Paris espère garder la Tunisie dans sa zone d’influence d’autant que ce soft power a fortement diminué chez ses anciennes colonies au Maghreb et au Sahel. Cela explique la relative discrétion des autorités françaises quand le chercheur Victor Dupont a été incarcéré entre octobre et novembre 2024. Un traitement politico-médiatique qui tranche avec celui de l’affaire Boualem Sansal, détenu à Alger depuis novembre 2024. La mise en cause de ressortissants français dans les procès politiques en Tunisie ne semble pas émouvoir outre mesure la diplomatie française qui publie de temps à autres des communiqués dont la pondération tranche avec la virulence de ceux visant l’Algérie.

Ce retrait et cette bienveillance s’expliquent sans doute par les efforts de Tunis pour empêcher les départs de migrants vers l’Europe. La coopération avec Saied semble être satisfaisante aux yeux de l’exécutif français. Ainsi, dès sa prise de fonction à la tête du ministère de l’Intérieur, en septembre 2024, le très droitier Bruno Retailleau a souligné la nécessité que la France s’inspire de l’Italie pour signer des accords migratoires avec les pays du sud de la Méditerranée. Et le ministre d’ériger la Tunisie en exemple.

L’agenda migratoire en France est de plus en plus dicté par une presse qui penche toujours plus vers la droite. Ainsi, les milliardaires Vincent Bolloré et Pierre-Edouard Stérin assument de soutenir un agenda ultraconservateur et de développer un écosystème politico-médiatique qui influence les responsables français. Stérin finance un groupe de pression intitulé « Observatoire de l’immigration et de la démographie » qui produit des rapports à destination des politiques et des médias de droite. Parmi les dernières productions de l’OID, figure une « étude » sur la croissance de l’immigration tunisienne. Celle-ci aurait cru de 52,6% entre 2006 et 2023, soit un rythme plus rapide que celui des ressortissants algériens et marocains. Ces résultats ont été déclinés de manière alarmiste sur tous les supports médiatiques conservateurs. Il est fort probable que des politiques de droite s’en emparent pour stigmatiser les personnes d’origine tunisienne.  

L’actuelle crise politique en France va sans doute bénéficier à l’extrême droite et pousser les partis dits de gouvernement à une politique migratoire de plus en plus répressive. Dans ces conditions, le régime de Saied sera vu avec davantage de bienveillance. Il n’est pas inutile de rappeler qu’en 2024, l’eurodéputé Rassemblement national Thierry Mariani a appelé à la réélection de l’actuel président tunisien. L’ancien ministre de Sarkozy est proche de Marine Le Pen et la conseille sur les sujets diplomatiques.