Les éditorialistes français ne manquent pas d’expressions imagées pour qualifier les résultats des élections législatives des 10 et 19 juin 2022 : gifle, séisme, débâcle… Pour la première fois depuis 1988, un président tout juste réélu échoue à obtenir la majorité absolue à l’Assemblée nationale (chambre basse). Une situation d’autant plus embarrassante pour l’exécutif qu’elle intervient moins de deux mois après la reconduction d’Emmanuel Macron. Ce dernier aura donc beaucoup de peine à appliquer son programme électoral et devra négocier en permanence avec des groupes politiques qui se sont présentés contre lui.

Cette situation rare et surtout inédite par son ampleur remet en cause un lieu commun qui voudrait que le mode de scrutin français garantisse la stabilité gouvernementale. Alors que Kaïs Saïed va proposer l’élection des députés au scrutin uninominal à deux tours aux législatives de décembre 2022, nous nous proposons de l’analyser à partir de l’expérience française.

Le scrutin uninominal à deux tours

Ce mode de désignation des députés a été réintroduit en France avec la cinquième République (régime en place depuis 1958) après avoir été le principal mode de scrutin de la troisième (1871-1940). Ce rétablissement avait pour but d’éviter l’instabilité de la quatrième République (1947-1958). En effet, en douze ans, les députés élus à la proportionnelle ont porté au pouvoir 24 gouvernements, le plus bref n’ayant duré que deux jours !

Le principe du mode de scrutin uninominal majoritaire à deux tours consiste à diviser le pays en circonscriptions législatives comportant en moyenne 120.000 habitants en France métropolitaine. Notons que les Français établis à l’étranger peuvent voter aux législatives depuis 2012 et disposent de 11 circonscriptions selon leur lieu de résidence. Est élu au premier tour le candidat qui obtient 50% des suffrages exprimés et recueille sur son nom plus de 25% des électeurs inscrits. Compte tenu de l’abstention croissante depuis des années, ce cas de figure devient de plus en plus rare. Si aucun candidat n’a remporté l’élection, un deuxième scrutin est organisé. Tout concurrent ayant obtenu plus de 12,5% des inscrits peut se qualifier, à défaut, ce sont les deux premiers qui se maintiennent. Le vainqueur du second tour est le candidat arrivé en tête, même s’il ne dispose pas de la majorité absolue des votes exprimés.

Le vote utile, une des conséquences

En se déroulant sur deux tours, l’élection favorise les regroupements en encourageant les candidats éliminés à se prononcer sur ceux qui restent. Cela a pour conséquence de développer des réflexes comme le vote utile, bénéficiant généralement aux grandes formations politiques. Si ce mode de scrutin permet généralement d’écarter les indépendants et les micro-partis politiques, il ne donne pas systématiquement une majorité stable. Cet argument, souvent avancé par les partisans de ce mode de désignation, est en réalité lié au contexte politique.

Depuis sa réintroduction en 1958 et jusqu’au milieu des années 1970, la scène politique française était dominée par la droite en général et le parti gaulliste en particulier. Il a fallu attendre l’émergence du Parti socialiste en 1971 et son accord avec le Parti communiste français pour assister à une forme de bipolarité gauche-droite. A partir de ce moment, les élections ont donné lieu à une succession d’alternances entre le camp progressiste et le camp conservateur. Cette situation est moins liée à la nature du scrutin qu’à la configuration politique.

Quand la gauche est arrivée au pouvoir, elle a opté pour la proportionnelle avec des listes départementales aux élections législatives de 1986. Bien que le Parti socialiste soit arrivé en tête, l’alliance de droite (RPR + UDF) a réussi à former un gouvernement. Mais la grande surprise de ces élections était sans conteste l’entrée en force du Front national avec 36 députés. Un consensus gauche-droite a alors été trouvé pour revenir au scrutin uninominal majoritaire à deux tours, l’objectif assumé étant de limiter au maximum l’élection de députés d’extrême droite. Pour ce faire, un réflexe de « barrage républicain » a été longtemps observé. En cas de triangulaire (3 candidats arrivés au second tour) impliquant un candidat FN, le concurrent de gauche ou de droite le moins bien placé doit se retirer. Dans le cas d’un duel avec un prétendant d’extrême droite, des consignes de vote favorisent le candidat dit républicain. Cette stratégie a porté ses fruits et les élus d’extrême droite ont quasiment disparu de l’hémicycle. Mais la dédiabolisation du Front national, devenu Rassemblement national, a peu à peu brisé le plafond de verre qui empêchait le parti d’avoir des députés. Ainsi, sans que le mode de scrutin ne change, le RN a fait une entrée fracassante à l’Assemblée nationale avec 89 députés, soit deux fois et demie son record de 1986. Là encore, si le mode de désignation des parlementaires influe sur le résultat, les rapports de force politiques sont au moins aussi importants.

Distorsion du poids électoral

L’autre effet du scrutin uninominal majoritaire à deux tours est la distorsion du poids électoral, au profit du parti arrivé en tête. Au second tour des élections législatives de 2017, le parti de droite UMP a obtenu 49,66% des voix et décroché 345 sièges. Le PS, arrivé deuxième avec 49,06%, n’a eu que 227 députés. Plusieurs éléments peuvent expliquer cette disparité. Le découpage en petites circonscriptions impose une bonne répartition territoriale pour remporter un maximum d’élections. En outre, la proximité entre l’élection présidentielle et les élections législatives – quelques semaines – donne un avantage certain aux candidats soutenant le nouveau président de la République. En 2022, la tripartition politique (trois blocs : extrême-droite, droite et gauche) a certes atténué le fait majoritaire mais sans le faire disparaître, les macronistes disposant toujours du plus grand groupe parlementaire de l’Assemblée.

Enfin, le résultat d’une élection, peu importe le mode de scrutin adopté, ne préjuge pas forcément de la suite. Lors des législatives tunisiennes de 2014, si on avait appliqué le mode de scrutin majoritaire à deux tours, Nidaa Tounes aurait très probablement décroché la majorité absolue de l’ARP. En effet, le « vote utile » contre Ennahda avait largement bénéficié au mouvement créé par Béji Caïd Essebsi. Mais le parti, reposant sur un socle idéologique très faible, a fini par se diviser en plusieurs entités concurrentes. Un élément totalement indépendant de toute loi électorale. Pour revenir à l’exemple français, les élections législatives de 1958 ont donné à la droite parlementaire une majorité écrasante de 402 députés sur un total de 579. Cela n’a pas empêché cette même majorité de voter, en 1962, une motion de censure contre le gouvernement de Georges Pompidou.

Tous ces éléments tendent à montrer que si le choix d’un mode de scrutin peut influer sur le paysage électoral d’un pays, il ne peut être découplé du rapport de force entre les entités politiques en présence. Les partisans de l’élection uninominale à deux tours doivent considérer plusieurs autres éléments à commencer par l’émergence de vrais partis bâtis sur une offre électorale clairement identifiée.