Depuis les évènements sanglants du 14 août en Égypte, Le Caire n’est plus seulement la Mecque de la confrérie, repère idéologique des Frères. C’est aussi désormais le laboratoire à ciel ouvert de toutes sortes de mauvaises idées, de tous les anachronismes meurtriers en termes de gestion de crise post révolution. Si la tragédie égyptienne qui se déroule sous nos yeux aura à n’en pas douter une incidence bénéfique à long terme pour les pro Morsi, les exactions de la junte militaire d’al Sissi ont une incidence positive immédiate inespérée, à quelques milliers de kilomètres de là, pour Ennahdha en quête de sortie de crise.

1209225_594327500634750_1280913152_n

Lundi 12 août, surprise à l’issue de ce que certains ont cru être le round final des négociations entre Ennahdha et l’UGTT : alors que la coalition « Front du salut national », ayant mandaté la centrale syndicale, s’attend à ce que celle-ci pèse de tout son poids pour faire chuter le gouvernement Larayedh, le huis clos entre Houcine Abassi et Rached Ghannouchi se solde par une simple poignée de main cordiale, place Mohamed Ali.

Abassi expliquera que, réflexion faite, l’UGTT ne pouvait se risquer à porter la responsabilité de davantage d’instabilité économique. C’est le début d’un état de grâce relatif pour Ennahdha, qui reprend du poil de la bête, avant même que ne surviennent les événements sanguinaires en Égypte.

Mardi 13 août, au terme d’une nouvelle mobilisation historique à l’occasion de la Journée de la femme, on pense qu’à nouveau la troïka est au bout du rouleau. L’UGTT avait en effet préféré temporiser pour revenir à la table des négociations, forte d’une légitimité accrue conférée par la rue.

C’était sans compter les prémices de la guerre civile déclenchés dès le lendemain par l’assaut lancé en Égypte pour démanteler les sit-in pro Morsi. L’opposition tunisienne a eu beau réussir à fédérer une foule immense pour la commémoration du 57ème anniversaire de la promulgation du CSP, à partir de ce moment, tous les regards se tournent vers les nouvelles en provenance du Caire.

Une bouffée d’air pour les Frères tunisiens

Pourtant, galvanisé par l’euphorie collective de dizaines de milliers de Tunisiens, Hamma Hammami avait donné la veille l’un de ses rares mots d’ordre publics, en lançant la campagne « Errahil », sorte d’euphémisme désignant le passage à la vitesse supérieure : le leader d’extrême gauche en appelle à un élan populaire pour chasser deux semaines durant l’ensemble des responsables régionaux ayant fait l’objet de nominations partisanes.

Là encore, en passant au statut de doubles victimes de destitution puis de tuerie, les Frères égyptiens permettent une levée de boucliers d’Ennahdha mieux reçue par l’opinion publique : Noureddine Bhiri peut annoncer sans complexes que l’État s’opposera à la destitution des gouverneurs et délégués, en donnant en exemple le chaos égyptien, même si l’opposition tente de dédiaboliser son action en en rappelant les spécificités.

Hasard du calendrier, Hamadi Jebali, dont on oublierait presque qu’il est toujours secrétaire général d’Ennahdha, sort de son mutisme la matinée du 14 août. Passe d’armes ou numéro d’équilibristes entre chefs ? Il sera une fois de plus désavoué dans son consensuel plan de sortie de crise par Rached Ghannouchi.

Drapeau aussi gros que ceux des meetings Nidaa en background, c’est un Ghannouchi des grands jours qui convoquait les médias le 16 août. Finis les atermoiements et autres positions conciliantes. L’homme fort d’Ennahdha a tranché, en désavouant au passage ses partenaires d’Ettakatol : il ne laisse aucune possibilité pour qu’un quelconque gouvernement de compétences émane du Front du salut. Le parti au pouvoir ne lâche rien.

537218_707529759262514_1057337699_n

Une visite en particulier pourrait expliquer en partie le retour soudain d’Ennahdha à la ligne dure. Ali Laarayedh, tout sourire, recevait la veille une délégation de haut niveau, présidée par le ministre allemand des Affaires étrangères.

Les Allemands auront beau dire qu’ils sont venus soutenir la démocratie et non un parti, on aura compris que la première puissance européenne entend siffler la fin de la récréation diplomatique de l’UE. En témoigne la phrase sibylline mais ferme de Guido Westerwelle : « Ce qui s’est passé en Égypte ne doit pas se répéter en Tunisie. »

Face à ce qu’il perçoit comme une humiliante volte-face, Houcine Abassi annonce aussitôt que l’UGTT jette l’éponge. À l’heure où Mustapha Ben Jaafar rechigne à reprendre les travaux de l’Assemblée en l’absence d’avancée politique, l’unique conséquence tangible de la crise reste pour l’instant le rapprochement en forme de réconciliation entre Ennahdha et « Tayar al Mahabbah », de l’excentrique Hechmi Hamdi…

Tard dans la soirée de samedi, Nidaa Tounes reconnaissait cela dit que Béji Caïd Essebsi avait bien rencontré Rached Ghannouchi cette semaine en France, en marge de la tournée européenne d’Essebsi, et que ce dernier avait réitéré son attachement à une solution conforme à ce qui avait été proposé dans le cadre du Front du salut national, sans plus de précisions. Pratique obsolète, l’opacité dans les pourparlers a décidément la peau dure au sein de la classe politique, du moins chez les partis « pragmatiques ».


Destinées croisées, dénouements antagonistes

egypte

Le bilan humain des récents événements de violence au Caire dépasse désormais le bilan de la révolution égyptienne, qui est de 864 manifestants tués pour la période allant du 25 janvier au 16 février 2011, tandis que la télévision d’État égyptienne affiche un logo « Egypt fighting terrorism », qui n’est pas sans rappeler la chaîne américaine Fox News des années 2000.

Vingt-quatre heures après la première boucherie de Rabia al Adawiyya, c’était la valse polyphonique des communiqués des partis politiques tunisiens. Deux d’entre eux se distinguent du lot, chacun à sa façon.

Celui de Nidaa Tounes d’abord, pour qui l’info essentielle ne semble pas l’assaut combiné de la police et de l’armée, mais plutôt les quelques pro Morsi armés ainsi que les églises incendiées par les plus radicaux, en réaction certes intégriste à l’assaut.

Celui du Parti des travailleurs ensuite qui, du moins dans son introduction, se veut exemplaire, en désignant clairement le pouvoir militaire comme premier responsable de l’escalade. Le communiqué est même à contre-courant de certains militants d’extrême gauche qui se réjouissent ouvertement de la déroute morbide des Frères musulmans, en recourant à toutes sortes de contorsions rhétoriques.

Comme lors de la rupture des relations diplomatiques avec la Syrie de Bachar, des voix s’élèvent aujourd’hui, à gauche, pour s’indigner du fait que la Tunisie « prend position » par rapport à l’Égypte. Cette indignation est elle aussi problématique en ce qu’elle tend à renvoyer dos à dos les Frères et l’armée dans l’épisode du 14 août.

Reconnaissons-le, ce qui permet à l’AKP, au CPR, aux Frères et à Ennahdha de légitimer leur ligne, c’est la barbarie de la répression étatique. Les massacres donnent cette fois au conflit une dimension universaliste qui va bien au-delà du classique duel entre nationalisme et islamisme.

Lorsqu’une partie des progressistes ferme les yeux sur les droits de l’Homme, les conservateurs ont un boulevard pour s’emparer du monopole des droits humains, même s’il s’agit en partie d’une solidarité partisane avec leur famille politique.

Mais la radicalisation des bases se profile déjà. En interrompant précocement et dans le sang le mandat des Frères, un mandat qui se serait sans doute traduit par un échec de politique sociale et sociétale, l’armée impatiente et archaïque d’al Sissi a tué dans l’œuf toute chance pour l’islam politique égyptien de se réformer à l’épreuve de la gouvernance.