Riadh et Shiran à la signature du livre Al-KItab.jpg

D’emblée, “Tunisie : Fragments de révolution rompt avec la vérité unique, le récit unique et la pensée unique. À contre-courant, les auteurs embarquent le lecteur dans un voyage qui va du cœur des ténèbres dictatoriales au pays du rêve citoyen dépêtré de ses ailes de plomb.

A l’origine du livre, le blog collectif El Kasbah, devenu l’un des repères virtuels des déroutés de l’après-révolution. C’est suite au sit-in d’El Kasbah2, que Riadh Sifaoui, un Tunisien de la diaspora, lance ce blog qui a vocation d’agora et de sentinelle. Le logo d’El Kasbah représente d’ailleurs quelqu’un qui s’exprime et qui regarde, mais aussi la place d’El kasbah. Il sera rejoint au fur et à mesure, par les amis du blog qui deviendront à leur tour des contributeurs, quatorze en tout, dont A Ibn Mss, Monia, Hichem Mustapha et Mrs Stitch. Mais, pour restaurer l’aptitude au dialogue que la dictature à confisqué aux citoyens tunisiens, il fallait d’abord, dépassionner le débat, modérer les débordements et créer des liens. Car n’entre pas dans l’agora qui veut !

« C’est un lieu de débat où j’ai cherché à comprendre et à reproduire ces voix diverses. Il y a eu bien sûr, inévitablement, manipulation et instrumentalisation. Car parfois, il y a ce que j’appelle « les mercenaires » qui arrivent et qui tapent. Ils ne comprennent pas que lorsqu’on les sort du jeu, c’est de la modération et non pas de la censure. On a été obligé d’instaurer une charte de modération. Mais la virtualité a permis à des gens d’horizons divers, d’opinions diverses et de positions sociales diverses, d’échanger. Et cette diversité n’était pas nécessairement traçable sur des modèles générationnels.»

Riadh Sifaoui, éditeur et contributeur de “Tunisie : Fragments de révolution

 

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Politique et poétique

Une initiative qui correspond en somme à la vocation de son créateur. Outre son diplôme de polytechnicien à l’ENSTA (École Nationale Supérieure de Techniques Avancées), Riadh Sifaoui a une expérience dans la conduite du changement et de l’innovation, notamment celle qui l’a mené en 1998, après l’apartheid, à collaborer sur le chantier du Black Economic Empowerment, au sein de l’opérateur Télécom Sud-africain. Cette approche de la transition démocratique inclusive des Sud-Africains, malgré la différence de contextes, il la transpose à la condition tunisienne pour en ressortir les similitudes.

La 1re similitude, c’est le coût de faire entrer les gens qui étaient exclus avant des affaires économiques et politiques et qui n’avaient pas l’expérience de la légitimité, donc l’égalité. Et si on dit l’égalité, tu les condamnes, mais si tu dis l’égalité des chances, c’est différent. Il faut un coup de pouce pour inclure les gens qui étaient systématiquement exclus avant. La 2e similitude, ce sont les régions, c’est toute cette exclusion, cette fêlure. Il n’y a pas de business case, mais on oublie le service universel. La 3e similitude, c’est la violence. On a vu la violence ici en 2013 entre ceux qui étaient associés à un clan progressiste et ceux qui étaient associés à un clan conservateur.
Riadh Sidaoui

Puis, en 2013, vint l’idée de matérialiser cette virtualité dans un livre, pour dire aussi que « dans des espaces comme Facebook, il n’y a pas que des insultes, du dénigrement, de la diabolisation à outrance, de la polarisation. C’est aussi un des espaces où on échange », nous confie Sifaoui.

A à cette époque-là, il y a eu un événement très important à Tunis, c’est l’assassinat de Chokri Belaid. Et lorsqu’on prend un coup comme ça sur la tête, c’était l’objectif de ceux qui l’ont commis, on se dit qu’il faut matérialiser ce travail-là autrement, avec plus de personnes, contre la violence, pour le débat, pour la diversité des opinions, pour de la poésie, parce qu’il y a de la poésie là-dedans, dans le sens art et culture. Il y a aussi de la musique, c’est un partage d’émotion. Tous les vendredis soirs sur El Kasba, il y a un Oum Kalthoum. Et il y a un texte qui est reconstitué de témoignages de gens qui étaient au concert de la diva en 1968.
Riadh Sifaoui

C’est alors qu’intervient Shiran Ben Abderrazak, un autre Tunisien de la diaspora, diplômé en Sciences Po, journaliste et blogueur. Sa tâche consistera à faire du datamining pour sélectionner et agencer la masse de textes accumulés. En gros plus de 900 mille signes correspondant à 1000 pages avec des articles. Pour des raisons de faisabilité, les infographies ont été écartées.

Après le 14 janvier, je suis rentré à Tunis en ramenant des livres interdits. J’espérais un élan de lecture. Et maintenant, je suis content de revenir avec ce livre. Pour moi, El Kasba a commencé à devenir intéressante avec le dernier discours de Mohamed Ghannouchi jusqu’à la phrase de Béji Caïd Essebsi « el 9annassa icha3a » (les snipers sont une rumeur). Il y avait ce travail de décryptage des manipulations invisibles qui orientaient les choses vers un parcours qui n’était pas le bon. Et je me suis rendu compte que Riadh et moi regardions dans la même direction et voyions les manipulations au même moment. La société tunisienne était tellement cloisonnée tellement fermée, les uns étaient montés contre les autres, on n’était pas dans la logique de la constitution des pères d’Amérique, où même s’il y avait des dissensions, tout le monde voulait construire sur un territoire commun.

Shiran Ben Abderrazak, rédacteur en chef et contributeur de “Tunisie : Fragments de révolution”

 

“Brûler la carte postale et déboulonner le mythe”

L’ouvrage est agencé par thèmes pour raconter une histoire, dans un parcours didactique où le lecteur commence avec la remise en cause de ses idées reçues, jusqu’au moment de l’évidence, quand les choses deviennent possibles. Pour ce faire, « Tunisie : Fragments de révolution » mobilise des voix lucides qui émergent de la cacophonie alentour afin de remettre nos pendules à l’heure du Réel. Le livre est ainsi centré autour de quatre interviews qui marquent les quatre temps du parcours : “Le temps de la complexité” avec le sociologue Chokri Hmed, “le temps du dégel” avec le journaliste Thierry Brésillon, “le temps des luttes” avec le cinéaste Sami Tlili, et enfin “le temps du dialogue” avec le politologue Vincent Geisser.

Chokri Hmed nous initie au “temps de la complexité”. Il nous apprend que « l’institutionnalisation du conflit et de la mésentente est l’une des définitions de la démocratie », mais que « la démocratie ne se limite pas aux élections ». Par ailleurs, il pointe la “rhétorique réactionnaire”, les “effets d’hystérésis” qui touchent les producteurs et les récepteurs de l’information, la “bipolarisation”, “le désert intellectuel et culturel” et “le féminisme répressif d’État”. Cette première escale est l’occasion pour El Kasbah de revenir notamment sur la “totémisation” du Code du statut personnel et les questions de l’égalité et de la complémentarité.

Avec le “le temps du dégel”, on découvre “les déchets accumulés pendant des décennies de glaciation”. Ainsi, pour Thierry Brésillon, “c’est la sortie du mensonge” d’une société qui doit “se découvrir telle qu’elle est : pauvre, conservatrice, enclavée (en dehors des catégories connectées avec l’Europe) par des décennies de médiocrité culturelle, travaillée par des courants religieux dogmatiques, irriguée par les réseaux mafieux, divisée, délitée par une défiance mutuelle. Tout à l’opposé de la carte postale d’une société ouverte, unie, moderne.” Ce chapitre évoque également la “non-révolution médiatique” et le dévoiement de l’information. Le lecteur averti lira avec intérêt deux textes d’El Kasbah, à savoir : “Borhen Besaies – Vérité et réconciliation, Acte 1” et “Attounissia – un exemple de deux poids, deux mesures de l’action gouvernementale”. Le livre revisite également la journée “mythique” du 14 janvier 2011, “le secret d’État le mieux défendu en Tunisie”, jusque-là.

Dans le 3e chapitre, on glisse vers la scène artistique. C’est le temps des luttes, le temps de l’Histoire et des histoires. Sami Tlili, auteur et réalisateur du film documentaire “Maudit soit le phosphate”, revient encore une fois sur cette “épopée des mines” que fut le soulèvement du bassin minier de Redeyef, sauvagement réprimé en 2008. Lui succède, “Labib ou le ravage de la ville”, un chapitre qui interroge la laideur et la violence inscrites dans nos villes, comme séquelles de la dictature. De l’urbanisme, on bascule vers les “failles” du système qui recèlent des histoires d’individualités, des bouteilles à la mer et des contes de fées,tel “Candela”, ce beau texte sur la rencontre du chanteur cubain Ibrahim Ferrer et du guitariste américain Ry Cooder, un jour de 1997. Comme quoi, les dictatures se ressemblent, et les contes de fées aussi.

Dans “le temps du dialogue”, Vincent Geisser relève, quant à lui, « la confusion des repères politiques », l’absence des « instances de dialogue » et l’emprise de la « doxa de Washington » sur les réformes économiques. Selon le politologue, pour entamer un véritable dialogue, il faudra casser le cycle anxiogène et faire de la réussite de la transition démocratique, un pari collectif.

Le livre s’achève par un retour au présent avec un état des lieux politiques qui s’arrête au 9 janvier 2014. Au final, il y a rupture et continuité. D’un côté, une grande partie des anciens acteurs régissent toujours les secteurs de la justice, de l’appareil sécuritaire, des médias et de l’économie. De l’autre, une dynamique et un espoir de changements positifs dans le domaine des droits et des libertés, ainsi que celui de la séparation et du contrôle des pouvoirs. Tout est-il encore possible? Pour l’heure, El Kasba nous « invite à relativiser les difficultés passées et à nous rappeler que “l’Histoire est en marche”.

Tunisie : Fragments de révolution ” est « un livre nécessaire, un livre témoin de ce moment qu’on a tous vécu et qui a tendance à s’effacer de plus en plus de la mémoire », nous disait déjà Shiran Ben Abderrazak. C’est également un manuel de rattrapage démocratique et culturel. Outre le fait que le livre s’ouvre sur une citation d’Ibn Khaldoun et se clôt sur celle de Gibran Khalil Gibran, les textes sont accompagnés d’une bibliographie, sans doute pour prolonger le voyage.

Tunisie Fragments de révolution.