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Photo par Callum Francis Hugh, Nawaat.

Depuis le 14 janvier, le débat autour de la réforme de la loi 52 relative à la consommation des stupéfiants a connu des hauts et des bas. Après des manifestations timides devant la Kasbah, un collectif de militants et d’avocats regroupé autour de l’initiative « Al sajin 52 », s’est réuni pour pousser vers la réforme de la loi. De son côté, la société civile a démontré à maintes reprises comment cette loi a été utilisée, par la police, pour réprimer des jeunes artistes et activistes. Fin 2014, des hauts fonctionnaires de l’État, des candidats aux élections et des hommes politiques ont commencé à avouer l’aspect excessif et répressif de ladite loi. Début 2015, précisément en avril, le ministère de la Justice a annoncé la finalisation d’un projet de loi qui remplacera celui existant et a annoncé aux médias les principales réformes proposées.

C’était lors d’une conférence nationale que Taha Chebbi, chercheur au Centre des études juridiques et légales au ministère de la Justice, a annoncé la finalisation, par le ministère de la Justice, de la préparation du projet de loi amendé pour la loi des stupéfiants, en attendant de le soumettre prochainement à un conseil ministériel restreint. D’après des sources proches du ministère de la Justice, la validation du conseil ministériel est prévue pour le début du mois de juin.

A contrario de la loi actuelle qui impose, à travers son article 12, une année minimum d’emprisonnement pour les consommateurs de drogues, le projet de loi propose à travers son article 32 la suppression du minimum obligatoire et met un maximum de 5 ans et 1000 dinars d’amende pour les consommateurs. De ce fait, un pouvoir d’appréciation est accordé à la justice pour justement traiter les procès de la consommation des stupéfiants d’une manière « personnalisé », selon Taha Chebbi.

Le nouvel article est interprété par certains comme une réelle réforme qui réduit le côté répressif de la loi en faisant la part entre consommateurs débutant, récidivistes et trafiquants de drogues. D’autres estiment que, même avec le droit d’appréciation du juge, ce projet de loi reste abusif et ne respecte pas les conventions internationales qui ont dépassé la pénalisation de la consommation des drogues pour se focaliser plus sur la prévention et l’encadrement des toxicomanes.

L’universitaire et avocat, Mohamed Outaiel Dhraief, nous explique que :

d’après le projet de loi, l’article 47 permet de remplacer la prison par des travaux publics (cités dans l’article 15 bis du code pénal) mais cette possibilité n’est pas automatique. Elle est conditionnée par le fait que le jugement initial soit inférieur à un an de prison et que le coupable concerné ne soit pas récidiviste. Sans rappeler qu’en Tunisie, nous n’avons pas le dispositif nécessaire pour faire bénéficier nos prisonniers des travaux publics au lieu de les incarcérer.

Le danger de cet article de loi, selon Ghazi Mrabet, avocat qui milite pour changer la loi 52, est dans le fait « qu’il y a encore la possibilité d’emprisonner des consommateurs un an et même plus. Le pouvoir d’appréciation des juges n’est pas une réelle garantie pour alléger les sentences. Il faut préciser que pour les consommateurs arrêtés pour la première fois, il y a une sentence légère ou juste une amende. Laissez le texte de loi comme il l’est actuellement laisse la porte ouverte aux conservateurs d’alourdir les peines. »

Le ministre de la Justice, Mohamed Salah Ben Aissa, a déclaré lors d’une conférence de presse tenue durant le mois de mars dernier que les amendements proposées à la loi 52 traduiront la politique générale de l’État qui vise à protéger le consommateur « débutant ». Mais le projet de loi reste flou par rapport à ce statut privilégié de « consommateur-débutant ». S’agit t-il de celui qui consomme pour la première fois ou celui arrêté pour la première fois ? Ceux qui ont étudié le projet de loi ne peuvent, pour le moment, trancher sur l’interprétation exacte du texte juridique.

Rappelons que la loi 52 actuelle pose de multiples problématiques concernant le test d’urine, les conditions dans lesquelles il est passé et les risques réels de changer les résultats des tests au bon gré des autorités policières qui le supervisent. Ghazi Mrabet explique que les policiers tabassent et mouillent avec l’eau froide les présumés consommateurs pour les forcer à donner un échantillon de leur urine.

Cette infraction est devenue la règle. Un seul médecin supervise le dépistage et la police, sans contrôle, oblige les suspects à refaire le test nombreuses fois. Il y a des centaines de témoignages attestant que l’échantillon change dans le SAMU si le suspect paie un pot de vin. De telle sorte, qu’aujourd’hui, on a l’impression que seuls les pauvres passent la peine de prison car ils n’ont rien à donner lors des tests urinaires. Maître Ghazi Mrabet.

Concernant cette problématique, le nouveau projet de loi prévoit à travers son article 11 plus de mesures de contrôle pour éviter la la manipulation, la corruption et le trafic des échantillons d’urine.

Le test ne sera autorisée que sous une demande écrite par le tribunal ou un médecin. Il ne sera possible qu’en présence d’un médecin ou d’un spécialiste de la santé. Chaque test aura un numéro secret que seul le juge d’instruction et le tribunal ont le droit d’avoir pour limiter les dépassements et le trafic, nous clarifie l’avocat et universitaire Mohamed Outaiel Dhraief.

Le projet de loi prévoit, pour la première fois en Tunisie, d’une à cinq années de prison et une amende de 1000 à 3000 dinars pour toute personne qui change l’échantillon d’urine ou modifie les résultats du test. La sentence est doublée si la personne en question reçoit une contrepartie ou si elle fait partie de la fonction publique et est chargée de surveiller l’opération de dépistage.

À chaque fois que le sujet de la loi 52 est évoqué, la plupart oublie le fait qu’il ne s’agit pas uniquement de la consommation de cannabis appelé en Tunisie « Zatla ». En effet, les stupéfiants concernent aussi les drogues injectables comme le Subutex. Selon une étude réalisée par l’Association Tunisienne de Lutte Contre les IST/Sid, le nombre de personnes utilisant des drogues injectables en Tunisie est estimé entre 8000 et 11000. 30% des infections déclarées (VIH) entre 1985-2009 se sont faites via l’usage de drogues par voie injectable. La plupart des ONGs et des experts considèrent que cette fourchette est sûrement sous-estimée. Le nombre des utilisateurs des drogues injectables augmente chaque année et ils représentent une population des plus stigmatisées et vulnérables. Depuis 2009, le Subutex est intégré dans la liste des substances illégales. Il n’y a pas de législation relative aux Traitement de Substitution aux opiacés ni aux programmes de distribution d’aiguilles et seringues, ni de stratégie de réduction des risques.

Selon Bilel Mahjoubi, directeur exécutif de l’ATL MST Sida, le gouvernement a validé une stratégie nationale de réduction des risques liés à l’usage des drogues injectables entre 2011 et 2015 mais rien n’a été mis en place. Rappelons que la Tunisie n’a pas de législation bloquant la mise en œuvre de l’ensemble complet d’interventions de la réduction des risques.

Les services actuels sont insuffisants. Même si la Tunisie a un système de santé enviable avec l’accès universel aux centres de santé, les usagers des drogues injectables restent en dehors de ces services pour cause de stigmatisation, peur de répression, absence de couverture sociale et inadaptation des services de santé spécifiques, témoigne Bilel Mahjoubi.

Concernant le nouveau projet de loi, le directeur exécutif de l’ATL MST Sida exprime une grande déception. D’après lui, la prévention et l’encadrement médical sont, encore une fois, négligés et flous dans la proposition de loi du ministère de la Justice.

« Rien n’a changé par rapport à l’ancienne loi. Il n’y a aucune marge de manœuvre donnée à la société civile pour aider dans la sensibilisation et la prise en charge médicale et psychologique. Le dépistage est encore sous l’ordre du procureur de la république et on nous promet de remplacer, dans des cas exceptionnels, la prison par des travaux publics sans préciser leurs natures. En plus, la prise en charge reste encore improbable que ce soit par le texte de loi ou par l’infrastructure médicale existante. Toute la partie de prévention est floue et on ne nous permet pas de l’observer de près pour intervenir par des propositions d’amendement », proteste Bilel Mahjoubi.

Selon maître Mohamed Outaiel Dhraief qui a eu le privilège de garder une copie du projet de loi, l’article 18 de la loi 52 permet aux toxicomanes d’informer l’État de leur volonté de se soigner, une seule fois, en présentant un certificat médical. Cependant, plusieurs toxicomanes ne se présentent, souvent, pas aux établissements médicaux pour une réhabilitation pour deux raisons. La première est la peur d’avoir des poursuites judiciaires et la deuxième est l’absence d’établissement étatique qui offre des soins spécifiques à leurs besoins.

Le projet de loi actuel propose par son article 18 de créer un comité national de prise en charge et d’encadrement aux consommateurs de drogues lié au ministère de la Santé. Ce comité chapeautera des comités régionaux qui examineront les demandes de prise en charge. Les personnes voulant intégrer des centres de réhabilitation auront la possibilité de se présenter plusieurs fois et ils pourront faire recours à la justice en cas de refus de leur demande. Mais le texte de loi ne contient aucun aspect obligatoire de prise en charge. Et c’est en effet une lacune qu’il faut revoir, explique Mohamed Outaiel Dhraief.

Selon notre interlocuteur, le nouveau projet de loi interdit à travers son article 54 toute poursuite judiciaire contre une personne qui s’est présentée d’une façon volontaire au Comité Régional de Prise en Charge et d’Encadrement aux Toxicomanes. Les poursuites seront, par contre, possibles si le patient interrompt volontairement le traitement. L’article 5 du projet de loi précise que le procureur de la république, le juge d’instruction ou le tribunal ont le droit d’ordonner la prise en charge médicale après l’accord du patient – prisonnier.

Même si le projet de loi avance une amélioration au niveau de l’engagement de l’État dans la prise en charge et la prévention de la drogue, l’infrastructure nationale reste incapable de satisfaire les besoins urgents des toxicomanes. En effet, les centres de réhabilitations manquent en Tunisie. Le docteur Mouledi Amamou, directeur du Centre du SAMU à Tunis, rappelle que le centre de désintoxication à Jbel El Wesset est fermé depuis 2011. « Il a été tout simplement déserté par le corps médical et les fonctionnaires. Il n’y a eu aucune démarche officielle pour le rouvrir. Et c’est le seul et unique centre étatique de réhabilitation des toxicomanes à Tunis », se désole Dr. Amamou.

Le docteur Abdelmajid Zahaf, directeur du Centre Jeunesse et Vie à Sfax, crée en 2007 pour réhabiliter des toxicomanes, pense que le projet de loi proposé par le ministère de la Justice n’est pas suffisant en ce qui concerne la prévention. Cet unique centre qui accueil la majorité des toxicomanes du Sud souffre de plusieurs difficultés financières malgré le nombre croissant de ses patients.

La prévention doit commencer dans l’école, la famille et la rue. L’État doit s’engager à fournir tout ce qui est nécessaire pour protéger la jeunesse de la drogue. Ce n’est pas en les mettant en prison qu’on va diminuer le nombre des toxicomanes en Tunisie. Aujourd’hui le phénomène touche même les enfants et les adolescents. Ces derniers passent, souvent, par la drogue sans avoir conscience des conséquences. Notre responsabilité réside dans le fait d’assumer notre rôle d’encadrement médical et psychologique. À mon avis, il faut revoir la nouvelle loi parce qu’elle ne traite pas suffisamment cet aspect de sensibilisation et de prévention malgré qu’elle coûtera beaucoup moins chère que la politique actuelle de criminalisation, réclame Dr, Zahaf.

Dans cette même perspective, la majorité des ONGs et militants concernés par la problématique de la drogue réclament l’ouverture d’un dialogue national avant de faire passer la loi au Parlement. Dans les coulisses, une journée d’étude est prévue pour début juin afin d’énumérer les différentes lacunes dans le projet de loi du ministère de la Justice. « Nous attendons la validation du projet au niveau du conseil ministériel pour pouvoir élaborer une proposition officielle d’amendement. Nombreux députés de différentes sensibilités politiques sont à notre écoute pour améliorer la loi. L’objectif est de donner plus d’espace et une priorité importante à la prévention et la réhabilitation des victimes », conclut Bilel Mahjoubi, directeur exécutif de l’ATL MST Sida.

Alors qu’un mouvement international de réformes commence à donner ses fruits dans le monde entier, la Tunisie reste timide dans ses réformes par rapport à la prise en charge des consommateurs de drogue. Le débat public est resté, malheureusement, prisonnier d’une dualité sourde entre le discours moral qui stigmatise une large partie de la population victime de la toxicomanie et le discours libertin voulant dépénaliser la consommation sans réserves ni protections.