Le Festival International du Film Amateur de Kelibia (FIFAK) est décidément un phénomène unique dans notre paysage culturel. On y respire, en effet, aussi bien sur les travées que sur l’écran, un air bien particulier fait de non-conformisme et d’audace… sans doute de liberté, tout simplement! C’est comme si dans le contexte ambiant d’hypocrisie, de médiocrité, de réserve et d’autocensure, ce festival bénéficiait d’un statut d’extraterritorialité particulièrement propice à aborder des sujets tabous de notre société. Et Dieu sait s’ils sont nombreux.

Ainsi par exemple, le film «Harga» de Leïla Chebbi traite-t-il, comme son nom l’indique par ailleurs, d’un sujet délicat sous nos cieux: celui de l’émigration clandestine. L’auteur est en effet allée à la rencontre d’un survivant du drame du naufrage de La Marsa de l’année dernière et des familles des victimes – tous originaires du quartier populaire de Aïn Zaghouan. En visitant ce quartier éploré et en y donnant la parole aux jeunes et à leurs parents, la cinéaste fait la lumière sur les causes qui poussent une partie de notre jeunesse à accepter de risquer sa vie sur ces «barques de la mort». Ce que la caméra de Leïla Chebbi nous donne à voir, de manière crue, c’est le mal-être et le désespoir de cette jeunesse.

Dans ce quartier, en effet, la majorité des jeunes interviewés sont chômeurs et vivent de l’aide des parents ou de ce que rapportent, de temps en temps, des petits boulots, assez rares, à la vérité. Le décalage est énorme entre leurs désirs de consommer et leurs capacités financières. Ils envient le train de vie de la jeunesse dorée des quartiers chics et sont littéralement fascinés par le retour triomphal de leurs copains émigrés dans des voitures de luxe, accompagnés de belles femmes. Leur détresse et l’oisiveté à laquelle ils sont condamnés rendent leur quotidien insupportable. Ils cherchent à le fuir dans l’alcool et en rêvant ensemble à l’eldorado européen.

Si les parents des victimes se résignent à une sorte de fatalisme, les jeunes et même les survivants du naufrage se refusent, eux, d’accepter un sort qui leur donne le dégoût de la vie et d’eux-mêmes. Ils le clament haut et fort devant la caméra: «nous nous embarquerons de nouveau sur un esquif de fortune, en payant le prix fort, et quitte à risquer de nouveau notre vie».

«Harga» est un témoignage précieux sur une autre Tunisie, sur une frange de la jeunesse qui ne risque pas d’être à l’honneur dans nos médias officiels. Ces jeunes, il est vrai, risqueraient d’y faire tache: ils ne pensent pas vivre dans le pays de la “joie perpétuelle” et ils ne manqueraient pas de le dire crûment. Bravo à Leïla Chebbi pour son courage et longue vie au FIFAK!

Baccar Gherib

(Attariq Aljadid, n°190)