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Le projet de loi organique de réconciliation dans les domaines économique et financier devrait être examiné à l’Assemblée des représentants du peuple à la rentrée parlementaire, à partir du 27 août prochain. Si, comme le prédit désormais Rached Ghannouchi, « la loi passera après quelques amendements », la force de frappe de la nouvelle majorité parlementaire (près des trois quarts théoriques des députés) cache mal un isolement croissant de certaines élites politiques sur cette question précise, épineuse, et éthiquement polémique.

L’Instance Vérité & Dignité a essentiellement cinq mandats et autant de commissions spécialisées, dédiées à leur réalisation. Toutes sont menacées par le projet de loi organique relatif aux « dispositions particulières concernant la réconciliation dans le domaine économique et financier », un texte dont les auteurs prétendent qu’il ne touche qu’un aspect unique de la justice transitionnelle, mais qui interfère en réalité dans l’ensemble des missions imparties à l’IVD.

L’article 12, le plus dangereux de ce texte de loi, stipule expressément que :

Sont abrogés tous les articles liés à la corruption et la spoliation des deniers publics contenus dans la loi de décembre 2013 relative à la justice transitionnelle.

L’un des principaux mandats de la commission investigation et recherche consiste à faire la lumière sur les violations massives des droits humains. Or, le moteur de la machine dictatoriale s’articulait en Tunisie précisément autour de la corruption, l’ancienne dictature n’étant pas régie par une quelconque idéologie, contrairement à d’autres régimes autoritaires. Son objectif était de capter les richesses de l’Etat vers une fraction de la société.

Par conséquent, cette première commission ne pourrait plus examiner les plaintes lui parvenant, ayant un lien direct avec un acte de corruption au départ et qui finit, comme souvent, par un acte de violation des droits humains.

S’agissant du mandat réparation et réhabilitation, la commission concernée, en charge des nombreuses violations des droits économiques et sociaux, notamment les très courantes spoliations de terrains et de biens, ne pourra plus accéder à ces dossiers ni proposer des réparations adéquates dans le cadre de ces affaires qui représentant une part importante des dossiers reçus par l’IVD.

La commission d’arbitrage et de conciliation, dont le rôle est d’inciter ceux qui ont aidé les bénéficiaires d’un acte de corruption, quelle qu’en soit la forme (captation, avoirs à l’étranger, évasion fiscale, etc.), à se présenter volontairement afin de se voir proposer une procédure d’arbitrage, a pour outil incitatif la suspension des procédures judiciaires à l’encontre des concernés. En contrepartie, cela peut aboutir, in fine, à un accord permettant l’effacement de toute poursuite judiciaire. C’est donc la commission dont le mandat est le plus directement touché par le projet de loi. Elle a à ce jour reçu plus de 250 dossiers.

Quatrième mandat concerné, celui de la réforme institutionnelle, dont le rôle est de formuler des recommandations destinées à la réforme de l’ensemble des institutions de l’Etat (administration, sécurité, justice, défense, banques, etc.), parallèlement à la vérification fonctionnelle (vetting) sur des fonctionnaires de l’Etat et assimilés, dont certains pourront être mis à l’écart, démis de fonctions dont ils ont démérité. Les travaux de cette commission seront à l’évidence également mis en péril.

Enfin, le mandat de la conservation de la mémoire, un travail dont l’objectif est de travailler non seulement sur l’archive mais aussi sur les messages à transmettre aux générations futures, notamment via une dimension culturelle, pour garantir la non répétition des dérives et des exactions du système dictatorial. Ce travail est lui aussi visé par l’article 9 du projet de loi qui stipule qu’il ne peut pas être fait usage des résultats de cette commission dans quelque domaine que ce soit.

Dans ces conditions, que reste-t-il à l’IVD, si l’Instance se voit interdite d’investiguer, d’arbitrer dans les dossiers liés à la corruption, de proposer des réformes, de procéder à des réparations, ou même de formuler recommandations et des rapports sur un système dont on sait qu’il était organiquement lié à la corruption..?

En somme, ce que tente de faire ce projet de loi, c’est transformer l’IVD en une sorte de mur des lamentations. Les victimes attendent autre chose de ce « dernier recours » qu’est l’Instance que la possibilité de venir simplement pleurer leurs rancœurs.

Pour toutes ces raisons, et sans compter les engagements internationaux de la Tunisie en matière de lutte anti-corruption auprès des instances internationales, de nombreux observateurs tirent la sonnette d’alarme à destination de l’opinion publique et de l’Assemblée du peuple, seule institution capable aujourd’hui de sauver ce mandat et avec lui l’ensemble du processus démocratique.

Ennahdha toujours divisé au sujet du projet de loi

« La loi passera inchallah »… Si cette déclaration désormais célèbre du cheikh Rached Ghannouchi est sans ambiguïté à propos du très controversé projet de loi de réconciliation dans les domaines économique et financier, il n’en est pas de même pour nombre de députés appartenant au bloc Ennahdha à l’Assemblée, qui voient en ce projet de loi présidentiel une menace directe au processus de justice transitionnelle. Numériquement crucial, leur vote sera par ailleurs historique pour déterminer l’avenir éthique et identitaire du parti islamiste.

En attendant, les tractations vont bon train, y compris au sein des partis de la coalition au pouvoir, d’autant plus divisés sur la question que l’opposition menace de « faire tomber la loi par la rue », ce contre quoi Mohsen Marzouk, secrétaire général de Nidaa Tounes, a mis en garde mercredi, invoquant l’état d’urgence. Une déclaration qui confirme, a posteriori, l’usage bel et bien politique de l’état d’urgence, initialement décrété contre la menace antiterroriste.

Mardi 11 août, une délégation de quatre députées Ennahdha a rendu une visite de courtoisie à l’Instance Vérité & Dignité : Yamina Zoghlami et Héla Hammi, impliquées en tant qu’ex constituantes dans la genèse de la loi 53 de 2013 relative à la justice transitionnelle, et donc concernées à ce titre, ainsi que Meherzia Labidi et Imen Ben Mohamed, jeune élue Ennahdha pour la circonscription Italie.

« Je tiens à signaler que nous sommes ici à titre individuel et non pour représenter le bloc parlementaire Ennahdha », a cependant tenu à préciser Yamina Zoghlami.

« Tous les scénarios restent envisageables, y compris le rejet de ce projet de loi ou son renvoi au gouvernement », a expliqué quant à elle Meherzia Labidi, l’ex vice-présidente de l’Assemblée constituante, mais tout en expliquant que le projet présidentiel pourrait être « un complément de la loi actuelle, moyennant quelques amendements ».

Plus réservée encore, Imen Ben Mohamed a enfin affirmé : « Soyons pragmatiques, demander le retrait intégral du texte n’est plus envisageable. Si nous votons contre, les 109 voix nécessaires pourraient de toute façon être obtenus via d’autres blocs » a tempéré la jeune députée…

D’un point de vue éthique, l’argument est plutôt faible, le parti pouvant en effet voter contre si la volonté ne serait-ce que symbolique y était. Or, dès le mois de juillet dernier, le leadership Ennahdha laissait entendre qu’il était insatisfait de la taille de son actuelle représentation au sein du gouvernement (un seul ministère et trois secrétariats d’Etat), ce qui laisse entrevoir un deal politique en vue d’un élargissement de sa participation gouvernementale.

Les positions respectives des quatre femmes pourraient néanmoins à ce stade refléter la diversité des opinions en interne, pour un parti qui reste globalement plus démocratique en termes de fonctionnement de ses structures que la plupart de ses homologues tunisiens.

Cela n’empêche pas la figure de gauche Gilbert Naccache d’asséner une tribune incendiaire titrée « Ennahdha au secours des délinquants économiques », dans laquelle il estime que « cette loi est en quelque sorte la façon dont Nida Tounes rembourse sa dette à l’égard des « hommes d’affaires » qui ont largement financé sa campagne électorale.

Si la loi venait à passer avec le concours des voix d’Ennahdha, l’Histoire retiendra qu’en Egypte, le coup d’Etat s’est fait d’abord contre les Frères musulmans pour s’en prendre dans un second temps au peuple, et qu’en Tunisie, le coup d’Etat se ferait avec les islamistes, contre le peuple.