Les articles publiés dans cette rubrique ne reflètent pas nécessairement les opinions de Nawaat.

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Des leçons méritent d’être tirées des derniers mouvements sociaux qui ont secoué le pays et se sont étendus à de nombreuses régions. Certains de ces mouvements continuent encore, mais la plupart se sont arrêtés au bout de quelques jours de manifestations.

1. Les régions concernées

Les derniers mouvements ont commencé dans la ville de Kasserine, mais se sont étendus à des régions se trouvant surtout dans la partie occidentale du pays. La carte des mouvements montre une fracture Est-Ouest traversant le pays.

Les raisons exprimées à l’origine de ces mouvements sont surtout liées à des revendications d’emploi, mais aussi à une mauvaise gestion de la chose publique par les autorités en place. La dénonciation de la mauvaise gestion des biens publics s’est faite bien avant le début du mouvement (Kasserine), mais comme aucune réaction concrète n’a été donnée suite aux faits dénoncés, les jeunes se sont trouvés dans l’obligation de manifester, pour qu’enfin les autorités réagissent et démettent de leurs fonctions certains responsables régionaux.

Dans le reste des régions, on déplore aussi le fait que les autorités régionales ne sont pas à l’écoute des populations –particulièrement des jeunes- et que leurs besoins réels ne sont pas prévus dans les différents programmes de développement des zones concernées.

2. Le phénomène des « casseurs »

Le fait « nouveau » ayant accompagné les derniers mouvements sociaux est celui des casseurs. En effet, des délinquants se sont adonnés à des actes de vandalisme et de destruction d’établissements publics (postes de police et de douane, délégation…) pendant les mouvements sociaux. Certains de ces actes se sont déroulés la nuit (ce qui a justifié le couvre-feu décrété), mais ils se sont déroulés loin des lieux de contestation des diplômés chômeurs. Certains des groupes de casseurs semblent avoir tendance à se professionnaliser pour pouvoir assurer le transport des butins par des voitures mobilisées à cet effet ou se déplacer d’une délégation à une autre (cas de la région de Kairouan).

Au fait, le phénomène des casseurs n’est pas apparu uniquement cette fois. Il a bien eu lieu en 2011, mais on l’a aussi vu le jour des funérailles de feu Chokri Belaïd, où ils ont brûlé des voitures garées aux environs du cimetière.

L’impunité qui a suivi les actes de vandalisme en 2011 semble avoir encouragé ces gens. Le fait qu’ils soient organisés est inédit et appelle à davantage de vigilance quant à l’évolution de ce phénomène social…

3. Les revendications des contestataires et les réponses… politiques

Les derniers mouvements sociaux avaient pour principale revendication l’emploi des diplômés chômeurs, notamment par leur intégration à la fonction publique.

Le gouvernement, pris de court semble-t-il, n’avait pas de réponse prête ou immédiate aux revendications des jeunes. Les maladresses d’un des ministres a encore attisé les mouvements après son intervention transmise par les médias, en prétendant (erreur avérée par la suite) offrir suffisamment de postes d’emplois à la région de Kasserine. Sans entrer dans les détails des déclarations officielles, il est clair que la fonction publique ne peut pas absorber les flots de diplômés en chômage ayant attendu d’être embauchés depuis parfois plus de dix années. Il est aussi clair que le gouvernement, laissé seul dans la gestion de la crise, n’a pas de réponse aux problèmes soulevés dans les régions.
Les partis politiques, majoritaires à l’ARP ou pas, se sont engagés dans des surenchères, s’accusant mutuellement d’incompétence, n’ont pas de réponses claires eux aussi, aux attentes des jeunes.

4. Les causes sous-jacentes des mouvements sociaux

Le malaise des jeunes n’est pas nouveau. Les mouvements sociaux ayant des revendications précises, non plus, ne sont pas nouveaux. La seule nouveauté, c’est que ces mouvements risquent de s’étendre et élargir leurs revendications pour appeler, légitimement, à la révision du modèle de développement économique en vigueur. Ils semblent ne pas être encore à ce stade, étant donné leur refus de s’immiscer en politique, croyant qu’en restant dans la sphère du social, ils ne peuvent pas être taxés de fauteurs de troubles.

Il est clair que les causes à l’origine des mouvements revendicatifs sont multiples et notoires aussi. Parmi ces causes-là, nous pouvons citer le fait qu’il n’y a aucune volonté politique pour combattre la corruption qui gangrène notre société et qui plombe ou bloque le développement du pays. Le fait que la contrebande à grande échelle a permis à certains d’amasser des fortunes colossales, sans que rien ne soit entrepris pour s’attaquer aux richesses indûment accumulées et freiner les élans que ces nouveaux fortunés prennent, en s’investissant notamment en politique.

Les autorités régionales ou locales en relation directe avec les jeunes n’éprouvent pas de compassion avec leurs situations et refusent de les écouter. Il s’en suit un sentiment de déni (exprimé par le terme de « HOGRA ») chez ces jeunes. Des derniers mouvements, il ressort que les autorités locales ou régionales sont les premières qui les quittent une fois le bateau prend de l’eau. Cette réaction est tout du moins récusable, car il faut bien que ces personnages publics assument leurs responsabilités en situation de crise.

5. Les réponses, perspectives et leçons à tirer

Il est clair que le recours inacceptable à la violence “légitime” de l’Etat face à tout mouvement de contestation populaire est la pire des stratégies à adopter par tout pouvoir en place. Cette méthode de traitement des mouvements revendicatifs n’est plus acceptable, et le paysage des brûlés vifs ou suicidés parmi notre jeunesse est inadmissible. La peur fait désormais partie du passé, et la légitimité des revendications ne permet en aucun cas une réponse violente aux jeunes manifestants.

Le rôle joué par les médias lors des manifestations est des plus déplorables. En effet, par le surdimensionnement des mouvements des casseurs, ils ont voulu faire perdre toute légitimité aux mouvements sociaux. Clairement, ces casseurs n’ont rien à voir avec les manifestants pacifiques et seraient manipulés par certains qui ont intérêt à semer la zizanie dans le pays, sinon comment expliquer les attaques des postes de douanes ou de police, si ce n’est la volonté de certains d’enterrer des dossiers ou de s’ouvrir des chemins pour des opérations de contrebande ? Les violences gratuites ou injustifiées à l’encontre des biens privés ou publics doivent être fortement sanctionnées pour que ces phénomènes ne prennent davantage d’ampleur et fassent courir à la société des risques qu’elle n’a pas le luxe de supporter.

Le rôle malsain des médias se traduit aussi par le fait qu’aucune couverture médiatique ou presque ne permet de suivre les mouvements des chômeurs, encore continus jusqu’à ce jour. L’absence de suivi peut être associé au fait que ces derniers refusent toute immixtion des partis politiques ou des mouvements associatifs, un refus dénué de sens de notre point de vue. En effet, si ces jeunes ont des réserves face aux partis politiques présents sur la scène sociale, cela ne leur permet pas de bloquer toute initiative politique et réduire leurs sphères d’action à des négociations avec les autorités régionales ou centrales. Leurs revendications ne peuvent avoir un sens que si elles sont adoptées par des partis politiques qui souscriraient à leurs causes et les défendraient dans différentes tribunes.

Si nous avons vu qu’en 2012 et 2013, les autorités n’ont présenté aucune réponse aux différents mouvements sociaux, cela risque malheureusement de se répéter en 2016, même si le pays est gouverné par des couleurs « différentes ». Clairement, le chômage des jeunes est une épine dans le dos de tous ceux qui veilleront aux rennes du pays. L’ignorer ne constitue qu’une politique irresponsable et donnerait davantage raison aux jeunes pour réclamer haut et fort leur droit à l’emploi.

Une des pistes à adopter est de créer un climat de confiance dans le pays, en veillant à ce que les concours dans la fonction publique soient transparents et que les candidats soient traités sur le même pied d’égalité. Les formations complémentaires pourraient aider des jeunes à se lancer sur des pistes différentes de celles de l’attente d’un emploi à la fonction publique.

Des alternatives sont également possibles, mais à condition que soit donné libre cours à l’innovation sociale, et non à recourir à des recettes qui n’ont, jusqu’à ce jour, que prouver leurs limites et défaillances à résorber le chômage. Il s’agit de regarder l’évolution du monde qui nous entoure et voir les distances qui nous séparent (métiers de l’environnement par exemple). En situation de crise, seul le dialogue et des signes concrets envers cette jeunesse peuvent atténuer les tensions. Quant aux malfrats, ils ne doivent pas rester impunis…

Enfin, un seul mot par rapport à la société civile, ce partenaire qui semble indésirable pour les autorités. Cette question mérite à être éclairée, car on ne lui fait appel que pour intervenir en situation de conflit, et en même temps elle est dénigrée quant à sa participation à la gestion de la chose publique, et même à l’accès à l’information dans certaines situations. Les autorités gouvernementales se doivent de clarifier leurs rapports à la société civile et ne pas réduire son rôle à celui du pompier. A bon entendeur…