Chaque année, des Tunisiens bardés de diplômes décident de quitter le bercail. Manque d’opportunités, quête d’un milieu professionnel qui parie sur la jeunesse… Les raisons peuvent êtres multiples. Monaem Ben Lellahom, Mouna Ben Garga, Nacer N’ciri et Mona Sammari sont devenus citoyens du monde. Là où ils posent leurs valises, ils s’imposent par leurs compétences.

Monaem Ben Lellahom, entrepreneur social

C’est à l’Ecole supérieure des sciences économiques et commerciales de Tunis que Monaem Ben Lellahom obtient son diplôme en marketing et communication d’entreprises. Encore étudiant, il intègre Unilever, le géant anglo-néerlandais de l’agroalimentaire, en tant que Trade Marketing Executive. Parallèlement, il rejoint l’AIESEC, la plus grande organisation estudiantine au monde en tant que vice-président marketing et communication au sein du bureau national (2006). Ses qualités managériales lui vaudront d’être élu directeur des relations extérieures en charge des régions Moyen-Orient et Afrique du nord (2007-2009). De sa position, il gère 11 pays du réseau AIESEC, travaille sur l’image de marque de l’organisation et joue le rôle de coach auprès des bureaux nationaux de l’AIESEC en Jordanie, Bahreïn, Sultanat d’Oman, Qatar et aux Emirats Arabes Unis. « C’est ici que je me suis familiarisé avec le monde de la responsabilité sociale des entreprises (RSE), en introduisant cette thématique dans les projets de l’AIESEC », explique-t-il.

En 2009, toujours disposé à voyager, Monaem s’installe à Amman en Jordanie. Il est consultant pour un cabinet de conseil spécialisé en entreprenariat social. Impliqué et bosseur, il devient consultant junior, puis senior, en RSE, auprès de quelques-unes des plus grandes compagnies du Golfe. « Comme je secondais le CEO, mes prérogatives, mes champs d’action et mon apprentissage grandissaient ; autant que mon envie d’entreprendre », confie-t-il l’air toujours ambitieux.

Monaem se souvient très bien comment il a opté pour l’aventure entrepreneuriale. C’est à travers un livre de Philip Kotler qu’il découvre l’histoire du marketing. « Le 1.0 était centré exclusivement sur le produit, le 2.0 ne se souciait que du consommateur, du retour sur investissement, du capital de marque, du tribalisme et de l’authenticité et le 3.0 était centré sur l’humain, dans ses différentes dimensions (émotionnelle, intellectuelle, spirituelle) et la recherche d’un équilibre entre rentabilité et responsabilité sociale » récite-t-il. Depuis, il est convaincu que la confiance entre les entreprises et les consommateurs ne peut être restaurée que par une prise de conscience par celles-ci de leurs responsabilités sociales.

Par le pur des hasards, Monaem rencontre à Dubaï un ancien camarade de l’AIESEC-USA. Ensemble, ils développent en 2011 « Une plateforme en ligne qui mène des études, des recherches, et qui propose des pratiques en matière de développement durable pour la région arabe ». Basé à Dubaï, le tandem opère déjà sur les marchés du Golf et de Malaisie et compte prochainement mettre le cap sur le continent africain.

En septembre 2013, Monaem publie son premier rapport RSE sur l’Afrique du Nord, primé au sommet mondial du Marketing (WSM), tenu en Malaisie. « J’ai gagné ce prix selon des critères rendus publics, à savoir l’impact des projets réalisés dans ce domaine, l’expertise et la production d’articles et de publications liées à la RSE, au développement durable », explique-t-il, encore ému. Le WSM est une initiative visant à façonner l’avenir du marketing et à créer de nouvelles approches de développement. Il joue un rôle essentiel dans l’orientation de l’avenir du marketing avec le slogan « créer un monde meilleur ».

A 32 ans, il est toujours convaincu qu’un monde plus juste et plus équitable est possible. Il s’active dans différentes associations et initiatives. Entre 2012 et 2015, il offre conseil et formation à des ONG et des entreprises en Jordanie, au Sultanat d’Oman et Dubaï.

Monaem est persuadé qu’il existe une réelle volonté de la part de certaines entreprises tunisiennes d’adopter la RSE. « Plusieurs organismes ont vu le jour afin de promouvoir et supporter l’agenda des entreprises citoyennes en Tunisie. Malheureusement, ils font plus de politique que de RSE  », déplore-t-il. Monaem est déçu. Pour lui, il est inconcevable que la majorité des fonds et des budgets soient alloués au politique plutôt qu’au social. « La politique des donations et des aides ne constitue pas une solution » affirme-t-il.

Mouna Ben Garga, « tant qu’il y a de la lutte, il y a de l’espoir »

Mouna Ben Garga obtient son diplôme en comptabilité à l’Institut Supérieur de Gestion. Durant son cursus universitaire, elle intègre la Jeune Chambre internationale où elle contribue à la mise en place d’une plateforme locale à destination des jeunes entrepreneurs. Son travail : collecter les recommandations des citoyens pour le développement de leur cité et les transmettre aux autorités concernées.

En 2010, devant l’absence de débouchés, elle décide de lever le camp, direction les Etats-Unis où elle intègre la George Mason University (Virginie).Elle y suit une formation en commerce international et politique et se spécialise en relation internationale. « C’est par le prisme du développement que je me suis intéressée aux relations internationales explique-t-elle, plus précisément à travers la question de la coopération. » A l’université, elle s’occupe du budget accordé aux activités estudiantines. Toujours attachée à ses origines, elle organise l’African Day ainsi que des lectures consacrées au Moyen Orient.

En 2014, elle participe pour la deuxième fois à une conférence sur les politiques publiques dans laquelle elle présente une évaluation des politiques de libre-échange au sein de l’Union eurasiatique. Sa conclusion est la suivante : la plus grande puissance régionale, la Russie, est aussi celle qui en profite le plus.

« Ça pourrait aussi arriver en Tunisie avec le modèle de libre-échange qui espère nous lier à l’Union Européenne. Nos chercheurs économistes peuvent mesurer l’impact de ces accords sur la Tunisie », explique-t-elle.

Stagiaire chercheuse au Maghreb Center de Washington DC dès 2013, elle conduit des recherches sur les politiques nord-africaines et analyse le développement géopolitique de la région. La même année, Mouna commence un nouveau stage au Centre international des entreprises privées qui organise alors des ateliers à destination des hommes d’affaires libyens. Parallèlement, elle travaille aussi sur le secteur de l’immobilier en Tunisie et élabore des recommandations pour une meilleure gestion des terrains.

« Les terrains agricoles étaient exploités surtout pour la construction. J’ai aussi évoqué le problème des constructions horizontales qui prennent trop d’espace et encouragé les constructions verticale » explique-t-elle.

Durant les élections législatives et présidentielles en Tunisie, elle s’engage auprès de l’Instance supérieur indépendante pour les élections (ISIE) et assure la communication pour les 16 000 tunisiens vivants aux USA. Deux plus tard, elle travaille sur le renforcement de la société civile dans trois pays arabes (Yémen, Egypte et Maroc) et fournit un soutien aux bénéficiaires des fonds de l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID). Son action au Yémen la marquera tout particulièrement.

« A l’occasion de la Conférence de dialogue national [mise en place 5 mois après le début de l’insurrection Houtis Ndlr], les femmes étaient présentent mais leurs voix n’étaient pas écoutées. Ensemble, nous avons créé l’association Women Independent Network. Ainsi, elles ont pu porter elles-mêmes une proposition de la loi concernant la violence à l’égard des femmes », se souvient-elle.

Mouna s’engage ensuite dans un projet visant à créer des centres régionaux de soutien de la société civile dans le monde arabe. « Cette même expérience est menée en Amérique Latine, en Asie et en Afrique sub-saharienne. On prévoit une interconnexion entre les différents centres ce qui permettra d’échanger des idées », ajoute-t-elle. Quand on lui parle de la proposition faite par Kamel Jendoubi sur le financement des associations, Mouna est sceptique. « J’ai peur que ça touche à l’indépendance de la société civile » s’alarme-t-elle. Pour la jeune femme, la Tunisie est arrivée à un point où les bailleurs de fond, commencent à avoir leurs associations « chouchous ».

« Il y a de l’espoir », affirme Mouna. « La révolution est un long chemin et il est vrai qu’il y a beaucoup de craintes. Mais tant qu’il y a de la lutte et de l’indignation, il y a de l’espoir ».

Nacer N’ciri, psychologue de guerre

Fraichement diplômé en psychologie clinique, Nacer N’ciri commence sa carrière en 2008, au centre de désintoxication de Sfax. En tant que psychologue, il est chargé de diagnostiquer l’état du patient et d’évaluer son degré de motivation pour la prise en charge.

En février 2011, au plus fort de la crise libyenne, il accourt sur les camps de réfugiés du sud tunisien. « Des responsables de Médecins sans frontières (MSF) m’ont proposé de collaborer avec eux à Choucha, Ras Jdir, Dhhiba, Tataouine et Médenine », raconte-t-il. Il y passera six mois. « Travailler dans les camps de réfugiés m’a ouvert les yeux sur l’importance du soutien psychologique dans les situations de guerre. Et puis j’étais impressionné. Je n’avais jamais vu un camp de réfugiés » confie-t-il.

Sa mission consistait à prendre en charge des personnes traumatisées par la guerre « Comme les routes entre les deux pays étaient souvent bloquées, il y avait des bateaux entre Sfax, Mesrata et Benghazi qui conduisaient les demandeurs d’asile en Tunisie. J’étais souvent à bord pour faciliter les négociations avec les rebelles ou chefs de tribus », se souvient-il, encore marqué par cette expérience. En juillet 2011, MSF Suisse lui propose d’aller s’installer au cœur de la guerre, en Libye. « C’était extrême, mais mon travail était passionnant. J’étais chargé d’analyser le contexte que traverse le pays, d’évaluer les risques. En plus d’être psychologue de terrain, j’étais aussi, coordinateur de la santé mentale en Libye. C’est à ce moment-là que j’ai compris ce que je voulais faire ».

Sept mois après, il est de retour en Tunisie avec l’envie d’ouvrir son propre centre. Déçu par le travail des associations tunisiennes qu’il juge trop « frimeuses », il décide de repartir en campagne avec MSF Espagne. En février 2014, il se retrouve plongé dans une République Centre-africaine en pleine guerre civile. Nacer devait venir en aide aux victimes de violences sexuelles. « Le viol était un outil de guerre utilisé par les deux camps au même titre que les machettes et les kalachnikovs », se remémore-t-il, ému.

En octobre 2014, il se dirige vers le sud de l’Irak, une région chiite où il travaille dans les camps de déplacés. Fuyant l’avancée de Daesh, les victimes sont principalement turkmènes. « Leur intégration était très difficile… Les tensions entre les autochtones et les déplacés étaient à leur paroxysme. Leur seul point commun était leur peur de Daesh ».

Il est chargé de créer une structure publique de la santé mentale. Avec son équipe, il élabore un plan stratégique national. Grâce à ses efforts, l’Irak compte aujourd’hui cinq structures dédiées à la santé mentale. « C’était extra d’être un Tunisien en Irak. Les gens savaient que beaucoup de tunisiens avaient rejoint Daesh dans la région. Mais ils continuent d’aimer la Tunisie et de nous considérer comme un exemple à suivre », ironise-t-il.

En avril 2015, lorsque le Népal est frappé par un séisme, Nacer rejoint les équipes d’Action contre la faim. Comme en Irak, lui et son équipe mettent en place un service dédié à la santé mentale auquel s’ajoute un service nutrition. Toute l’infrastructure d’acheminement d’eau est également détruite, ce qui pousse les habitants à s’approvisionner directement dans les rivières. Une des tâches de ACF consistait à acheminer l’eau potable dans les camps de déplacés.

« MSF recrute de plus en plus de psychologues, logisticiens, médecins et infirmiers en Tunisie » constate-t-il. « J’espère bien qu’un jour, chaque expatrié pourra trouver sa place en Tunisie et y développer son savoir-faire » confie Nacer avant de nuancer : « Malheureusement, l’Etat ne semble pas se rendre compte de l’apport que peut avoir notre travail sur la crise que traverse actuellement notre pays ».

Mona Samari : « C’est facile de dire qu’il y a de l’espoir quand on habite à l’étranger »

En 1999, Mona Samari est étudiante en sociologie et criminologie à l’université de Bangor (Royaume-Unis). Alors qu’elle vient à peine d’entamer son cursus universitaire, elle s’engage dans le secteur associatif et, à 20 ans, intègre la branche britannique de l’organisation Amnesty International. En charge des médias, elle intervient à un moment critique où l’ONG tente une refonte complète de sa stratégie de communication. La même année, elle prend part à un groupe de travail sur les droits internationaux des minorités au sein des Nations unies et participe à une coalition d’ONG luttant contre le phénomène des enfants soldats.

Deux ans plus tard, la voilà étudiante au sein de la prestigieuse London School of Economics, où elle se forme à la gestion de conflit ainsi qu’à l’histoire des relations internationales. Après un détour au sein de l’organisation Anti-Slavery International, elle retourne à ses premiers amours : Amnesty International. Elle y travaille à la mise en place d’une grande campagne internationale contre les violences faites aux femmes.

« La campagne s’était inspirée des femmes retrouvées décapitées et mutilées à Ciudad Juárez au Mexique. Lors de son lancement une militante féministe ancienne enfant soldat, Eve Ensler auteur des Monologues du vagin et l’acteur Patrick Stewart étaient avec nous », précise-t-elle.

En 2005, Mona part s’installer en Australie où elle travaille avec les réfugiés de l’île de Nauru. « L’Australie n’avait aucune procédure de droit d’asile… Ils expédiaient simplement les réfugiés sur l’île de Nauru » explique Mona qui, avec l’antenne locale d’Amnesty International, organise une campagne sur la question. Elle quitte ensuite le monde des ONG pour s’essayer au monde de l’art. Toujours fidèle à la communication, elle devient alors publiciste pour une galerie d’art. « Je voulais prendre une pause avec le travail humanitaire. Prendre du recul et approfondir mes connaissances en communication en me frottant au secteur privé », explique-t-elle.

De retour en Angleterre, Mona devient consultante pour l’ONG Article 19. Entre temps, la révolution est passée par là et la jeune tunisienne se retrouve tout naturellement chargée d’un rapport sur la liberté d’expression dans son pays d’origine. Dans la foulée, elle organise des ateliers à Kasserine, Sbeitla et au Kef dans lesquels la société civile locale rencontre des experts internationaux. « Nous avions émis des recommandations pour assurer que l’inclusion de la liberté d’expression dans la nouvelle Constitution soit conforme aux standards internationaux. C’était les débuts d’Article 19 en Tunisie », précise-t-elle.

Sensible aux problématiques environnementales, elle part pour Rio où se déroule un sommet autour du développement durable. Elle collabore avec le World Environment Magazine qui prépare une édition spéciale consacrée à l’événement. Sur place, elle découvre le sort de la tribu Kogi, un peuple colombien qui vit dans la Sierra Nevada de Santa Marta, directement menacé par le réchauffement climatique. « La tribu voulait participer au sommet avec les autres groupes indigènes et diffuser leur message à l’échelle internationale. J’étais chargée de les aider à transmettre ce message », explique-t-elle.

En 2013, retour en Tunisie. Elle lance son premier projet : la constitution d’un réseau de journalistes spécialisés dans les questions environnementales. Après avoir obtenu une bourse et participé à une formation sur le data-journalisme et le mapping à l’université de Berkley (Californie), elle devient représentante du Earth Journalism Network au Moyen-Orient. Sa tâche consiste, entre autres, à inciter les journalistes du monde arabes à participer aux grandes réunions environnementales et à les encadrer dans l’exercice de leur métier.

Si cet effort de formation s’avère nécessaire, Mona avoue néanmoins avoir été impressionnée par la capacité d’expertise des associations tunisiennes ; et ce dès 2011. « Ce n’est pas que je ne m’y attendais pas, mais en comparant avec d’autres pays où j’ai travaillé j’ai constaté une vraie différence… Vous savez, la Tunisie est le troisième pays à avoir fait référence au le changement climatique dans sa constitution », rappelle-t-elle fièrement.

C’est facile de dire qu’il y a de l’espoir quand on habite à l’étranger […] Je ne vis pas à Kasserine. Mais si les choses changent dans la région, si l’on arrête de marginaliser les populations et qu’on les intègre au changement, si l’on essaye d’innover – en développant les énergies renouvelables par exemple – cela peut être bénéfique à tout le monde, y compris aux aux kasserinois.