La mémoire sur le fil du rasoir

Il est des propositions chorégraphiques qui se nourrissent de l’histoire, comme d’une pente à remonter. D’autres qui choisissent plutôt de la contresigner, en déposant l’orgueil à la manière des naufragés de l’oubli. C’est sous le signe de la contresignature que s’échafaude Ouled Jalleba, la dernière création de Rochdi Belgasmi. Cette proposition artistique est un remontage d’un dépôt gestuel et rythmique où l’histoire et la façon dont le corps sexué s’interroge sur l’histoire avancent d’un même pas. Sur scène et au plus proche de son corps, le chorégraphe fait surggir le risque d’une mémoire encombrée. Dans une démarche où la dextérité d’exécution ne pâlit pas devant la liberté d’interprétation, le geste de Rochdi Belgasmi se veut intempestif.

En fait de dramaturgie, c’est avec un fil en pelote que se tisse Ouled Jalleba. Mais un fil déroulé en deux temps. C’est une histoire vacillante et troublée comme l’entre-deux guerre dont elle se fait l’écho. Mais c’est quelque chose comme une filiation plus intime, multiple et comme impossible qui ponctue, plus sourdement, une mémoire sur le fil du rasoir. Lentement une voix off remonte l’histoire du même geste que le danseur tape sur le plancher. Habillé d’un corsage noir brodé de fils dorés sur soie, on le voit se maquiller, petit miroir en main, derrière des rideaux transparents. Là où on aurait pu craindre les poncifs folkloristes installées par les spectacles de danse traditionnelle tunisienne, Ouled Jalleba se révèle d’une très grande maturité : sous le corps travesti, la danse ouvre large l’équerre de la mémoire des cafés chantants du siècle passé. En poursuivant, sur le patrimoine gestuel et rythmique des danses populaires tunisiennes, un travail précieux d’exhumation, Rochdi Belgasmi pose la question de la référence esthétique. Encore faut-il savoir en quoi ce travail joue ici sur deux tableaux : chorégraphique et documentaire.

Lequel sert de fond à l’autre ? Il faut, pour s’en rendre compte, céder d’abord le pas à l’histoire.Mais il faut surtout taper du pied pour qu’ensuite l’altérité des corps devienne un acte de résistance. Rochdi Belgasmi va droit à une mémoire de la danse tunisienne, ridiculisée puis folklorisée par le pouvoir dés les premières années de l’indépendance.

Elle est ici revisitée à travers une figure de la même lignée que les fameux « Msekni », « Skafandri », « Chok el Osbana », « Quonfida » – tous des danseurs travestis des années 20, dont le charme mâtinée de tabou ne laissait pas indifférente la gente masculine des cafés chantants. Mais ce n’est pas une affaire de contenu. En réalité, Rochdi Belgasmi ne joue pas ce jeu-là, un peu trop simple. Il fait bien mieux : il croise les vents contraires du genre. S’il arbore sa perruque noire avec une longue tresse, sans oublier ses bracelets et maillons du chevet, c’est pour redonner aux frissons de sa danse un bâti plus solide.

Le genre, deux fois troublé

Détournant la grâce habituelle d’un corps qui se sait autre, la figure du danseur travesti dessine dans Oueld Jalleba quelque chose d’une ouverture, ou d’un pas de deux poreux. Mais cette ouverture abrite en réalité un trouble qui affecte deux fois le genre. Jusque dans sa difficile performance, entretenant un équilibre tout en oscillations avec ses fameuses jarres nabeuliennes sur la tête, ce trouble signe, persiste et résiste aux quatre coins de la scène. Offrir les gestes d’un danseur travesti comme autant de paradoxes jetés en bouquets, c’est sans doute mettre en partage l’histoire qui en organise l’oubli. Entre le coulé du geste qu’il arrache au « sa’dawi », et le legato de la forme qu’il retient de « l’allegi », entre la danse des foulards et la danse de récoltes, Rochdi Belgasmi déplie, dans une même échappée rythmiques, le « mrabâa » et le « bougui bougui ». De la danse du ventre à la danse des fesses, la démarche documentaire est cette soustraction même. Mais oser élever cette soustraction à la hauteur d’une interrogation, c’est surtout oser élever la danse des cafés chantants, ses silences et ses déboires, à la hauteur d’une contemporanéité.

Sans doute est-ce là que la figure du travesti s’impose à Rochdi Belgasmi comme conducteur d’histoire, et que l’histoire devient poreuse comme une membrane perméable. Si les premières pièces du danseur n’appellent pas nécessairement le même regard, elles valent au moins déclaration d’intention : inutile de tourner le dos à cette mémoire socio-rythmique de la danse traditionnelle tunisienne, comme à ses figures et modèles oubliés. Lorsqu’il a tracé en 2011, dans Transe, quelque chose comme une « diagonale du fou » entre chants berbères traditionnels et expérimentation contemporaine, c’est pour se demander ce qui livre le corps aux hoquets, et aux arcs de tension. Mais lorsqu’il a prolongé cette diagonale en 2014 dans une oblique déhanchée mais non moins folle avec le « Rboukh » dans Zoufri, Rochdi Belgasmi œuvre davantage dans l’arc tendu de cette contradiction. En un sens, Oueld Jalleba arpente la diamétrale opposée.

À concéder donc que le corps sexué constitue un leitmotiv dans la démarche de Rochdi Belgasmi, et que son implication est toujours celle d’une mémoire en prise sur d’autres territoires, on le retrouve ici davantage mis au service d’une oscillation. Entre séductions et fantasmes, il y a toute la combinatoire sociale du genre dans Oueld Jalleba. À ceci près que là où l’érotisme gestuel s’accorde au pluriel avec le vagabond des cafés chantants, l’altérité du corps ne s’accorde jamais au neutre dans le jeu du travesti. Et si dans Méta-danse, son solo de 2014, Belgasmi fait jouer transgression et interdit par une voix-off maternelle, Oueld Jalleba semble plutôt tester les attributs d’une autre limite, d’une autre sexuation, cette fois-ci plus vulnérable. Au-delà d’une distinction entre les régimes de sexuation, le grand art des biais et des trois quarts dont fait preuve Rochdi Belgasmi naît, dans les deux cas, de ce contrepoint. Masculin et féminin marchant du même pas, battant du même cœur, le corps sexué s’installe ici dans le trouble qu’il produit et entretient lui-même. L’un est une fine rature sur l’autre. Entre le deux, la danse de Rochdi Belgasmi s’affine de spectacle en spectacle comme la contresignature d’un geste singulier.