Vous avez écouté l’entretien donné par le président de la République à la chaîne El-Hiwar Ettounsi ? Moi, si. Avez-vous lu le communiqué de l’ancien président de la République transmis par son avocat ? Pour ma part, je l’ai fait. L’un et l’autre – sans le dire pour le premier, explicitement pour le second – sont des réactions aux auditions publiques des victimes de l’ancien régime organisées par l’IVD.

La démarche du premier est inquiète, celle du second, au contraire, exprime la volonté de reprendre l’offensive. Il me semble que depuis son évacuation en Arabie saoudite l’ex-président Ben Ali ne s’était guère risqué à rendre publique un texte qui ressemble à s’y méprendre à la déclaration politique d’un homme qui pense que le moment est venu de repartir à l’assaut. Dans son communiqué, il s’excuse moins qu’il ne se justifie et il se justifie moins qu’il n’accuse. Les formes de la répression étaient cruelles voire regrettables, écrit-il en substance, mais elles étaient nécessaires pour préserver l’Etat des menaces dont il était l’objet. Et ces menaces seraient encore d’actualité, aggravées par la crise multidimensionnelle que traverse le pays depuis sa mise à l’écart.

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Si je comprends bien son message, Ben Ali se pose à nouveau, comme il l’avait fait lors du coup d’Etat du 7 novembre, en sauveur de la nation. Il tente de rassembler autour de sa personne les déçus de la révolution et, plus encore, tous ceux qui ont peur, qui ont eu peur de la révolution et qui continuent d’en avoir peur ou qui, favorables initialement à la révolution, craignent désormais ses conséquences.

 

Béji Caïd Essebsi, lui, parle différemment. Il parle comme un vaincu. Il parle, serais-je tenté de dire, comme un gamin capricieux, vexé d’avoir perdu une partie de chkoba contre une joueuse de bridge. Il aura tout fait pourtant pour gagner. Pour imposer un forfait à son adversaire, il a changé les règles du jeu, biseauté les cartes, mobilisé ses amis, ses demi-amis et mêmes les prétendus amis de ses ennemis. Mais il a perdu et il ne lui reste plus qu’à escamoter sa défaite, minimiser la victoire de celle qui l’a emporté, en faire un non-événement, accuser son adversaire de triche, affirmer même, en quelque sorte, que la partie n’avait pas eu lieu ou, en tous cas, que, lui, n’y avait pas joué. Mais cela ne trompe personne sinon ceux qui ont décidé d’être trompés.

Là, cependant, où les propos de l’ancien président et du nouveau sont similaires, c’est que tous deux voient à juste titre dans les auditions publiques de l’IVD l’écho toujours vivant d’une révolution qu’ils abhorrent. Le premier, parce qu’elle lui a enlevé le pouvoir, le second, parce qu’elle peut le lui reprendre si, d’aventure, elle retrouvait ses esprits, comme l’y invite le procès en règle des hommes et des institutions de l’ancien régime, toujours tout puissants hélas, auquel nous avons assisté ces dernières semaines.

Quoi de moins étonnant, en effet, que les affinités entre Béji Caïd Essebsi et Zine el Abidine Ben Ali ? Par contre, ce qui est ni plus triste ni plus grave mais qui est haïssable, c’est la convergence entre leurs arguments à tous les deux et les propos furieux des avocats voilés de l’ancien régime ou ceux, en apparence raisonnables, délicatement brodés d’euphémismes et de quelques litotes, que tiennent les partisans d’une démocratie privée de la moitié d’elle-même.

Il n’aura fallu que les témoignages d’une dizaine de victimes pour que les faux-culs de la démocratie se lâchent, épouvantés à l’idée que le lien ne soit établi entre beaucoup de ceux qui nous gouvernent et le régime que la révolution a tenté de défaire. D’autres, qui ont dansé à l’élection de BCE puis juré, pour certains du moins, qu’on ne les y reprendrait plus, s’effrayent à la pensée que, de ces auditions, Ennahdha tire quelques profits. Tant qu’à faire, eut-il mieux valu ne parler d’aucune des victimes de la répression plutôt que d’évoquer le martyr des militants islamistes et de leurs familles. Ils le pensent de toute évidence, mais ils ne le disent pas. Ils s’étaient tus, ces gens-là, sous Ben Ali. Non par peur, ce qui est légitime, mais par complicité. Aujourd’hui, au nom de la lutte contre le terrorisme, ils somment les victimes de l’ancien régime de se taire avec eux. Comment comprendre cela sinon comme un blanc-seing donné aux forces de l’ordre pour agir avec les djihadistes comme elles avaient agi sous Ben Ali ?

Vous m’excuserez mais je n’irai pas plus loin. Je n’ai aucune envie de me plonger plus encore dans les discours pisseux de nos démocrates sans voile et sans vapeur. A les entendre, à les lire, je n’en suis que plus convaincu du caractère indispensable des séances de témoignages publics, le plus public possible. Je demeure persuadé que la lutte contre l’impunité est un rempart essentiel contre les projets restaurationnistes. Elle doit devenir notre obsession collective.