La littérature est du bonneteau de grande classe. C’est un jeu de substitutions plus qu’un jeu de rôles qui lui donne sa mesure. Taoufik Ben Brik, qui a le goût d’un certain baroque, le sait et le confirme une fois de plus. Avec Les frères Hamlet, sa pièce de théâtre parue chez Sud Éditions en octobre 2016, notre diablotin toutes catégories trouve son dérivatif dans les textes de Shakespeare, mais fait aussi défiler Dostoïevski en coulisses, avec Les frères Karamazov sous les bras. Ici, tout se passe comme si Ben Brik nous entraînait dans la spéculation comme dans un lavage d’estomac. Car s’il y a lavage d’estomac, c’est qu’il y a tentative de suicide. Et s’il y a suicide, c’est qu’il y a meurtre ou trahison. Ce sera donc de deux choses l’une : soit la violence éclipse la raison ; soit les raisons de mourir l’emportent sur les raisons de vivre. En bonne logique, donc : « être ou ne pas être ». Le reste s’ensuit.

De l’habillage tragique

Le reste, ici, c’est une métaphysique qui ne dit pas son nom. Et ce n’est pas sans raisons que le théâtre de Shakespeare fait glisser Les frères Hamlet sur une pente tragique. Sur fond de vengeances, Ben Brik choisit une voie plus escarpée. L’histoire et la politique lui servent de plancher. En treize actes, il dresse un théâtre de forces où les questions ontologiques de l’être et de la jouissance précipitent le problème théologico-politique du pouvoir. Réinventant à plaisir ses personnages traîtres ou bâtards comme dans un jeu borgésien, Ben Brik ne lésine pas sur ses moyens pour en découdre avec un Hamlet en exil forcé. Non seulement il lui invente un frère dans les costumes de l’imaginaire et fait rôder le spectre du roi Lear, le père trahi ; mais il n’épargne pas plus le mouchoir de la mère Desdémone que l’angoisse de l’oncle Macbeth ou le hurlement d’Othello avant qu’il ne se tranche la gorge.

Or loin de balayer ces fantômes shakespeariens, Les frères Hamlet se charge de les recycler en héros contemporains de « la tragédie arabe ». Ne manquent à la partie ni le poète Christophe Marlowe, contemporain du Barde, ni le « voleur de littérature » – personnage inventé en contrepoint par Ben Brik, se faufilant à chaque fois entre les répliques. Les questions que soulèvent ces personnages, coiffées de citations ou de libres emprunts, sont appelées à se cultiver hors-sol. On le comprendra mieux lorsqu’on saura que Hamlet, alors confiné dans son lointain Danemark, s’invite pourtant dans les chansons de Mohamed Abdel-Muttaleb, la poésie d’Al-Mutanabbi ou Abou Nawas, comme dans les récits d’Al-Jahedh, Sartre ou Dostoïevski. Cédant avec élan aux brassages des voix, le geste de Ben Brik vaut sans doute par sa puissance de phagocytage. Mais est-ce une complicité en forme de clin d’œil entre personnages redistribués, ou un feu d’artifices dont il ne resterait rien après le bouquet final ?

Mille-feuille stylistique

En un sens, Les frères Hamlet donnerait l’impression de rouler les mécaniques. Cette tragédie fonctionne un peu comme une boussole qui aurait perdu le nord à force de chercher partout le sud. Elle s’offrirait à lire comme un fourre-tout, si le geste de Ben Brik et sa rigueur ne confinaient au masochisme. Il est vrai que Ben Brik, ici plus qu’ailleurs, manie la langue arabe comme s’il s’agissait d’une succion primitive. Entre digressions et récits enchâssés, son écriture paie sa dette aux vikings comme au récit coranique, à l’histoire politique moderne comme à la sagesse orientale. Belle manière, peut-être, de condenser ce que la littérature se doit à ses propres ressources, sommée qu’elle est de dire l’état du monde et d’y remettre, au besoin, un semblant de désordre.

Mais il n’y a pas que le dispositif dialogique et la double narration qui donnent ici le tournis. Si la prose travaillée de Ben Brik confine au vertige, un peu à son corps défendant, serait-on vite récompensé de ses efforts ? Certes, à grand renfort de fusées rhétoriques, le romancier pousse sa syntaxe bien au-delà de ses limites habituelles. Le texte, jusque dans ses marges et notes, se moque des digues et garde-fous que dresse d’ordinaire la textualité littéraire. Car ici, comme souvent chez Ben Brik, nous ne sommes pas en terrain reposant. Mais le risque de finir aveuglé ou enseveli sous le poids de la stèle, perce néanmoins à chaque page.

Ce qui rend cette pièce si étrange et singulière à la fois, c’est plus que les bourrasques en tous genres de Kawasaki, et autre chose que les coups de torchon dont Tunis New York nous a fait bonne mesure. Ce pourrait être une pièce sortie de la côte de Mahmoud Messadi. Ce pourrait être une tragédie de plus, dont l’habillage en dentelles propulse l’engouement shakespearien de Ben Brik bien au-delà de sa facture théâtrale. Mais serait-ce simplement un exercice de style devant lequel s’extasier ? Peut-être est-ce un peu à cela que ressemble alors Les frères Hamlet : un gros millefeuille qu’on s’empresse de raffoler, crème et fondant au coin des lèvres. Ben Brik a voulu tout y mettre de sa culture savante, de son mordant, de sa passion cruelle et de son désespoir épique. C’est touffu, trop plein. Petites bouches et estomacs fragiles – prière de s’abstenir.