Je suis à un âge où, pour mieux ennuyer nos amis, on commence à raconter des souvenirs. Dans dix ans peut-être, ou plus, je les répéterai plusieurs fois de suite aux mêmes personnes, histoire de les faire déguerpir le plus vite possible.

C’était au tout début des années 1980, au sein de la petite organisation clandestine à laquelle j’appartenais. Nous avions alors une règle très stricte. Je ne sais plus si elle était inscrite dans nos statuts ou juste « coutumière », mais il était interdit aux militants de fumer du hachich, sous quelque forme que ce soit et ce sous peine de graves sanctions pouvant aller jusqu’à l’exclusion. La raison n’en était pas idéologique, morale ou hygiénique mais tout à fait pragmatique. Nous ne savions que trop que, pris la main dans le sac par la police – bourguibienne à l’époque -, un militant devenait plus sensible aux pressions visant à le « retourner » ou, plus grave encore, un tel incident nous exposait tous à la répression.

Déjà, bien sûr, il suffisait d’être accusé à tort de consommation de stupéfiants pour donner un prétexte à une justice qui s’empressait de satisfaire ses commanditaires, mais, ça, évidemment, nous ne pouvions rien y faire. De manière plus général, il fallait être très prudent concernant toute « atteinte aux bonnes mœurs » et, en dehors de l’action politique, cela va de soi, éviter tout ce qui, pour de bonnes ou de mauvaises raisons, était prohibé par la loi ou par une quelconque jurisprudence inventée ou interprétée par nos juges pour justifier la répression de militants qu’il était souvent plus commode aux yeux du pouvoir d’enfermer pour des délits non-politiques. C’était frustrant, mais, bon, cela faisait partie des sacrifices à faire et ce n’était en rien comparable à la peur qui nous prenait aux tripes lorsqu’en pleine nuit, nous nous faisions un devoir de distribuer des tracts abscons dans quelques quartiers populaires.

Une pensée en amenant une autre, je me souviens aussi d’une jeune militante de la capitale qui avait été envoyée dans un petit bourg du nord-ouest pour initier aux secrets de la « révolution permanente » une demi douzaine de lycéens intéressés par notre projet. C’était, à n’en pas douter, une grosse bourde. Sa présence là-bas ne pouvait en effet passer inaperçue comme elle devait nécessairement susciter des curiosités. Cette erreur de néophyte a failli coûter cher à la militante en question. Alors que sa mission accomplie, elle s’apprêtait à rentrer à Tunis, elle se fait interpeler par la police qui l’accuse illico de « prostitution clandestine » et je ne sais plus par quel miracle elle a échappé au « test de virginité » dont on l’avait menacé ou à un interrogatoire plus poussée ni pourquoi elle a finalement été relâchée. Sans doute, la police ne se souciait pas vraiment à l’époque de nos activités « délictueuses ». Un simple avertissement devait lui sembler suffisant pour dissuader certaines volontés militantes.

Il n’est pas certain que depuis la révolution, beaucoup de choses aient changé sur ce plan. Certes, les contraintes de la clandestinité n’existent plus, même si la prudence reste ou devrait rester de mise. Mais, à l’époque de la Troïka comme de nos jours, de nombreuses affaires d’ « activiste » ou d’artistes qui cultivent l’irrespect, je crois comprendre par forme d’art, sont là pour nous rappeler que la répression politique préfère parfois se camoufler derrière le « droit commun ». L’un de ses instruments privilégiés reste sans doute le recours à la loi 52. Quand on veut tuer son chien, dit-on, on l’accuse de la rage. Dans notre démocratie policière, quand on veut enfermer quelqu’un, on lui glisse une barrette de zatla dans la poche.

On aurait tort cependant de croire que la loi 52, dans sa formulation présente, n’ait pour seul usage que la coercition des opinions dissidentes ou malvenues à tel ou tel moment. Je ne suis pas certain non plus que le « conservatisme » des uns ou des autres soit toujours beaucoup plus qu’un alibi pour justifier son maintien en l’état voire son aggravation. Je pense probable, en outre, que, quand bien même, cette loi serait assouplie, donnant moins de prise à son utilisation contre des opposants politiques ou des gens que la police n’aime pas, eh bien d’autres mécanismes seront mis en place pour assurer l’essentiel. Et l’essentiel, en l’occurrence, n’est autre que la pérennité d’un système complexe. Il combine les multiples réseaux liés au trafic de stupéfiants, certaines logiques de corruption du bas en haut de l’échelle et un vaste dispositif d’encadrement, de surveillance et de répression des quartiers populaires et des populations de certaines régions qui jouent un rôle clé dans la circulation de substances prohibées.