À peine s’est-on remis de sa Bandaison noire, véritable antidote pornographique à la littérature tiédasse, et voilà qu’on attrape le scandale avec ses Chroniques du Râzi. Dedans, on trouve de tout : entre une partie de football jouée par des malades mentaux et le portrait d’un père que la faim et le froid ont réduit à une couleur, l’alliance du psychologue se perd dans l’anus d’une stagiaire. Mais ce côté fourre-tout sert seulement de décor. L’essentiel est ailleurs : mordu de métaphysique, Aymen Daboussi se dote de deux atouts. Le désespoir pour accompagner la fin du monde et la fiction pour mettre à nu l’ordre psychiatrique. Ces Chroniques du Râzi sont désormais à ranger dans la bibliothèque entre La vie des hommes infâmes de Foucault, les Contes de la folie ordinaire de Bukowski et La tentation d’exister de Cioran.
Le psychologue, un « urinoir » qui pense
Il faut faire gaffe aux professions que l’on choisit. De ce psychologue de métier, les Chroniques du Râzi offrent moins une peinture en pied, qu’elles n’en dressent un autoportrait en pointillés. Bien que chacun n’ait pas affaire aux mêmes rives de l’aliénation mentale, Daboussi se glisse ici dans les chaussures de son narrateur. L’un chasse l’autre. On imagine l’un confiant, on découvre l’autre désabusé. Pourtant, Daboussi joue ici franc-jeu : à l’écoute de la folie, il est trop tard pour faire appel à la raison. Et à vouloir soigner les maux de l’âme, on perd son temps. Qu’est-ce qu’un psychologue clinicien ? C’est un « urinoir » qui pense. Quitte à décevoir, il est difficile de faire plus honnête.
Non moins honnête est le mal qui irrigue toutes ces Chroniques du Râzi. Certaines sont teintées de dérision, sans que leur légèreté ne polisse la réalité de l’aliénation mentale. D’autres, s’écrivent en négatif comme autant de frappes chirurgicales dans la chair du vécu. Mais toutes convergent vers un paradoxe : à l’hôpital Râzi, on rencontre rarement des fous. Dans ce microcosme sclérosé où il a officié pendant six ans, Daboussi a beau se réinjecter une bonne dose de testostérone, il perd souvent les pédales devant les misérables, les malheureux. Dans la rubrique société, Daboussi coche les cases viol, meurtre et suicide. Les choses sont catastrophiques lorsqu’elles vont par trois ; ainsi de « H. », cet enfant dont le père a tué sa mère, et qui depuis l’âge de huit ans se fait violer par le mari de sa grand-mère. Et même par deux, les choses ne vont pas moins mal. La solution, c’est quand il ne se passe plus rien ; ainsi de Jalloul, ce patient qui s’achète une corde avec ce qui lui restait d’argent pour se donner la mort. Ces figures de l’immonde forment la plaque tournante de Chroniques du Râzi.
Et c’est à cela que sert la fiction : jouer la partition du mal jusqu’au bout du rouleau. Cette partition repose sur un beau contrepoint. Au lieu de chercher la folie dans le génie de l’art, chacune de ces Chroniques du Râzi décrasse le mal qui loge au cœur des folies ordinaires. L’époque, certes, est à une psychose à tous crins. Et les fous littéraires, ces ballons remplis d’air, c’est loin derrière. Il arrive à Daboussi de leur réinventer mille vies, de mettre Dostoïevski dans la peau d’un dépressif, ou Dante et Al-Mâari dans la même lie qu’un schizophrène. Mais il n’y a plus que les cabossés, les écorchés vifs qui l’intéressent. Et aux côtés de ceux-là, des saints sans religion, des « prophètes » dans un musée. C’est avec eux que Daboussi fait passer son lecteur de l’autre côté du miroir, en étendant la logique du mal bien au-delà des cas cliniques. L’on comprend alors pourquoi, lorsqu’il s’empare de la maladie mentale et de ses silences comme de rares possibilités de fiction, ses consultations ne se font plus à rideaux tirés.
Le désespoir, une métaphysique sans gras
Clins d’œil mis entre parenthèses, on a rarement lu des récits aussi nus. Il y a dans Chroniques du Râzi tout ce qu’on n’oubliera pas. Le catalogue des affects semble au complet : le désir bloqué, le ressentiment, la mélancolie, la catatonie, la dépression. Le catalogue des situations aussi : sous le bureau, derrière les rideaux ou dans l’armoire, quelques patients se font témoins qui observent en coin. Autour de telles situations, viennent se greffer d’autres instantanés où délire mystique et addiction au Parkizol font un cocktail corrosif. Mais il y a surtout, au fil des récits, comme des relents d’une honte qui rappelle la « honte d’être un homme » décrite par Primo Levi et élevée par Deleuze au rang d’un mobile de l’art. Non pas la honte de ne pouvoir redresser les torts dans les situations extrêmes, mais celle, plus compromettante, de pactiser avec la bêtise qui étouffe partout les possibilités de vie. Entre le normal et le pathologique, cette honte court chez Daboussi en clandestine.
Nul doute qu’on retrouve ici, à coté du motif de la honte, la même énergie du désespoir qui habitait Bandaison noire. Sauf que dans les Chroniques du Râzi, on quitte l’euphorie du pornologue pour se nicher au plus près de l’étonnement du psychologue. Celui-ci exhibe de sa cache un tiers-état. Ce n’est ni le plaisir, ni la jouissance qui intéressent Daboussi, pas plus que la folie en soi. Ce qui l’étonne chez les hors-normes, c’est une lucidité qui s’accoude à la table rase des valeurs crevées. Cette lucidité a l’odeur rance de l’urine. Elle a aussi ses impolitesses. Cela va du sourire du schizophrène qui fait éclipser Dieu à coups de pets, à l’éloge de la merde, en passant par les vertus du crachat qui valent comme le contrechamp du soin psychiatrique. De l’autre côté du miroir, c’est une autre métaphysique qui se profile. Inutile toutefois de se demander si c’est du lard ou du cochon.
Commune à tant de nouvelles, cette métaphysique empêche en effet qu’on puisse distinguer ce qui inocule le mal et ce qui en délivre. Si c’est une question d’humeur, elle s’intéresserait aux états d’âme de Dieu, au moment où il planta les cheveux dans les oreilles, ou lui collerait les traits de Michael Jackson pour le faire parler un arabe aux accents américains. La métaphysique de Daboussi, diffusant le désespoir à haute dose, sait où frapper : elle ne pose pas la barre au sol, mais affole les figures du mal, comme à peu près tout ce qui passe par une cervelle haut perchée. Il faudrait, pour s’en convaincre, choisir. Soit brusquer dame Littérature. Soit jeter de l’huile sainte sur le feu en prescrivant ces Chroniques du Râzi aux émules qui manquent volontiers de légèreté. À moins que les deux options ne fonctionnent ensemble – main dans la main.
Contre la norme, les latitudes de la fiction
Prenons le style, ce bon mixeur des options. Le mal, ce nerf de la maladie mentale, tord le coup au spectacle du monde. La phrase de Daboussi fait pareil : le temps qu’elle butte quelques vieilles têtes, elle s’arrête avant de rebrousser chemin et tenir le lecteur par la barbichette. Humour glacé et écriture béhavioriste vont droit au but. Les récits, repliés à chaque fois autour d’un symptôme, tiennent debout sans béquilles, ou alternent accélérations et ralentis sous tension. C’est qu’il y a plus d’une vitesse dans les Chroniques du Râzi : celle qui épouse, en forme de petits pets, l’éclair des aphorismes ; celle qui exécute la petite histoire en quelques mots, lorsque la folie va vite ; celle qui chamboule les histoires neurasthéniques quand la vie va moins vite. À la première vitesse, se rappellent à nous les Aveux et Anathèmes d’un Cioran ; à la deuxième, font écho les Nouvelles en trois lignes (1905-1906) de Félix Fénéon ; à la troisième on reconnaît enfin l’ombre souterraine des Microfictions (2007) de Régis Jauffret. Ce sont ces trois vitesses qui tissent, en fils d’araignée, les passerelles entre les nouvelles de Daboussi, en nous faisant parcourir un pan bien gris de l’ordre psychiatrique.
En quarante-huit nouvelles impitoyables, Daboussi fait plus qu’étriper la violence et les petites infamies de tout ce que la société fantasme ou réprime. L’audace des Chroniques du Râzi est de tout pousser à l’extrême, avec insolence. Mais sans oublier d’en rire. Il suffit de lire « Le retour de Franz Fanon », pour voir l’auteur délester son personnage d’un minimum de vraisemblable et faire sauter les coutures de la norme institutionnelle. Daboussi fait revenir ce psychiatre anti-colonialiste à l’hôpital Râzi, où il a déjà exercé dès son arrivé à Tunis en avril 1957, mais affublé cette fois-ci de son chapeau et fort de son nouveau projet : un centre de soins esthétiques ! L’auteur ne lésine pas non plus sur ses moyens pour échapper au sentiment de honte devant l’ignoble vie des malades. Dans la nouvelle « Lazer », il rehausse au rang de psychanalyste lacanien le personnage d’un petit lézard qui accompagne depuis des années ses consultations. Ainsi veut la fiction, de l’hôpital au livre.
Sinon, à quoi bon susurrer de telles fabulations à l’oreille du lecteur ? À mesure que la folie prend des latitudes, Daboussi vise de plus près sa ligne de mire : face à la barbarie, c’est le fascisme psychiatrique qu’il faut sinon dépiauter, du moins balancer entre deux riens. Dans l’une des dernières nouvelles, il note qu’« avant l’invention des antipsychotiques, la psychiatrie fut presque rien. Après cette invention, la psychiatrie est devenue moins que rien ». Voilà, le mot est deux fois lâché. C’est entendu : pour les malades comme pour nous. Reste à écrire la fin du monde. c’est chose faite avec « Le dernier jour sur terre ».
Que reprocherait-on à ce psychologue ? Qu’il enfonce le clou là où il ne fallait pas ? Qu’il dilue trop vite le mal dans les liqueurs de la fiction ? Ou bien de faire de ses patients déséquilibrés des marionnettes de chair et de sang, qu’il couche sur papier comme des cobayes issus d’un laboratoire textuel ? On peut en effet tout lui reprocher, parce qu’il a profondément raison. Faut-il brûler Daboussi ? Les schizophrènes acquiescent sans doute. Les paranoïaques ne sont pas plus en reste que les obsessionnels. De même pour le pervers à qui ces Chroniques du Râzi sont dédiées.
On remarque bien que l’article est écrit par un initié pour des initiés. Mais mes amis dans ce cas, il faudrait simplifier le style, et les métaphores.
Exemple: “…vise de plus près sa ligne de mire : face à la barbarie, c’est le fascisme psychiatrique qu’il faut sinon dépiauter, du moins balancer entre deux riens”. Est-ce qu’il n’existe pas sur terre une tournure de phrase plus compréhensible?
Je plaint les étudiant en psycho. Faut-il fumer pour comprendre?
De grâce, prenez soin des simples d’esprit.
Merci.
Je trouve l’article très bien écrit, d’autant plus qu’il met l’eau à la bouche.
@ Ied Wha : Pas besoin de plaindre les étudiants en psycho. S’il fallait fumer pour comprendre, ce texte aurait sûrement le mérite de joindre l’agréable à l’utile ! Dans ce cas, il n’aura pas peu contribué alors à dépénaliser la consommation du cannabis, et abroger la loi 52 ! On en saura tous gré à Adnen Djey !!! hhahahahahhh